ville, rives, fatigue, bonheur et cie.

Extraits de Chemins aux vents, de Pierre Sansot, paru chez Payot & Rivages:

«Les chemins d'une ville ne coïncident pas toujours avec les boulevards qui la découpent ostensiblement, à tel point que, parfois, si nous quittons un trottoir pour un trottoir opposé, nous changeons de rive.» (p. 128)

«J'ajouterai que le bonheur d'emprunter un chemin se perçoit de multiples façons presque opposées. Il y a ces chemins lumineux, ces corps glorieux, mais il existe aussi ces chemins qui nous blessent jusqu'à l'épuisement - et parce qu'ils nous blessent jusqu'à nous écorcher, ils entrent dans nos talons et feront partie de notre patrimoine de déambulateur.» (p. 136)

«Une ville poétique. Ce n'est pas une belle image mais une ville bien réelle, insistante au point de nous inciter à l'imaginer. Elle nous met en effervescence. Nous nous soumettons à la nécessité de travailler cette matière précieuse par notre regard, par nos pas, par des rêveries actives. Nous la recréons à travers un envol de parcours possibles, de récits conformes à ce que nous croyons être son génie. Il serait faux de concevoir une ville figée dans la pierre.» (p. 144)

Extrait de L'invention du quotidien 1. Arts de faire, par Michel de Certeau, paru chez Gallimard:

«L'île de la page est un lieu de transit où s'opère une inversion industrielle: ce qui y entre est un "reçu", ce qui en sort est un "produit". Les choses qui y entrent sont les indices d'une "passivité" du sujet par rapport à une tradition; celles qui en sortent, les marques de son pouvoir de fabriquer des objets. Aussi bien l'entreprise scripturaire transforme ou conserve au-dedans ce qu'elle reçoit de son dehors et crée a l'intérieur les instruments d'une appropriation de l'espace extérieur.» (p. 200)

blanc

Dehors c’était la tempête. Du moins, c’est ce qu’on disait à la radio, avec des voix calmes et rieuses à la fois. J’ai mis mon manteau ce jour-là, glissé l’appareil dans sa poche droite, deux foulards plutôt qu’un, les gants, la tuque. Puis les bottes, les saintes bottes. J’ai mis le pied sur le balcon enneigé – des milliers de flocons se blottissaient contre la porte d’aluminium. Verrouillé la porte.

D’ici, on ne voyait pas la prochaine rue tant elle était emmitouflée de neige et de silence. Quelques murmures de vent, jamais bien plus. Rouen m’a surpris. Une fois arrivé au bout du trottoir glacé, j’ai bifurqué à gauche. J’ai cherché la tempête, vraiment, mais je n’y ai trouvé, ce jour-là de décembre, qu’une couverture enveloppante, teignant barbes bleues et rousses en blanc, rougissant ci et là la nudité des visages.

Dans la ruelle, un homme et son chien, probablement, sans laisse ni l’un ni l’autre. Je ne savais dire s’ils allaient au nord ou vers le sud. Tout ce que je sais, c’est qu’ils marchaient dans de grands pans de nuages laissés dans le matin avec nonchalance. Un manteau de castor, contenant un homme au nez violacé, a laissé filer un « bien le bonjour! » avant de disparaître derrière – les allures d’un cocher sans calèche.

J’ai pris mon temps, cette journée-là, dans le parc, dans le métro, dans les rues et ruelles bordant l’Université. Un croissant, le chocolat chaud et son île de crème fouettée à la Deuxième Tasse. Beaucoup de temps paresseux dans la ruelle des Ruellards, mais ça, j’y reviendrai.

de froid

Journée de grand froid. Le premier vrai de l’hiver. À la radio, on disait que les musiciens – dans ce cas-ci les violonistes – trouvaient ça difficile. Pris mon café, sac-à-dos, direction métro. Le chat du 2202 s’est remis à bouder depuis quelques jours. Dans le parc, les passants avaient le bec pincé. Poussé la porte, tourbillon chaud froid qui chatouille les lobes d'oreilles à peine couverts par la tuque. Taches de calcium dans l’escalier, la coulisse quotidienne du toit fumé de la station. Me sentais chez moi. Tourniquet.

Pris place entre un sac, une sacoche, une canne et quelques manteaux porteurs de tuques. Aussi, à ma droite, un homme qui traînait une boîte métallique – les lunchs de la journée, sûrement. Emmitouflé sous plusieurs pelures d’oignons, il suait un peu déjà. Bottes de construction. Il allait trouver la journée dure. Sa main, posée sur le poteau, avait les ongles plutôt longs – en-dessous, des traces d’huile et de ciment. À l’arrêt, il a ouvert et fermé sa main à plusieurs reprises. Elles étaient gercées. Elles le sont toujours. Ce matin-là, à la radio, on a parlé des violonistes, les mains dans leurs gants et les gants dans leurs poches.

Station Berri, un sourire sur ce visage attaché à des mains gercées. Une boîte à lunch métallique, des bottes renforcées d’acier, plusieurs pelures d’oignon. Une tuque mince avec, en-dessous, un nez aux veines éclatées, ci et là. Passé les portes, il a glissé une main dans la poche de pantalon doublé, a monté l’escalier une marche après l’autre, question de retarder le froid.

le bon réseau du parc préfontaine

«Ceux qui communiquent comme ça se moquent de l'argent, de la réussite sociale, des officialités mondaines. Ils ont choisi le bon réseau, le bon braquet. Leurs bouts de carton savent vivre. À tout de suite et c'est tant mieux, sinon à demain, c'est pas grave.»

- Philippe Delerm (2008) «Le bon réseau», dans Traces, Fayard, p. 92

clôture

Dans la ruelle coincée entre St-Germain et Dézéry, quelques pas portés à mon oreille par le coussin de la première neige. On déblaie les autos, quelques tardifs posent des plastiques dans leurs fenêtres. Déjà, la noirceur était tombée – deux yeux lumineux à ma droite. Le sac trop chargé, deux mémoires à lire sous le bras. Les pieds lourds et humides.

Une petite masse sombre est disparue derrière une clôture rafistolée avec des clous et des planches qui traînaient dans une cour du coin. Des lettres tracées avec les restes d’un gallon de peinture : « Je t’aime Geneviève ». J’ai débouché sur Winnipeg et ses grands mâts penchés. Frileux ou gênés, dur à dire.

J’ai trotté jusqu’à la rue D. Jeté un coup d’œil dans la fenêtre, sa couronne et son faux sapinage. Le gros chat était là, avec son complet et son air un peu perdu. En arrivant à l’appartement, du café chaud m’attendait. Le chat est revenu, que j’ai dit, en enlevant mes bottes. On a bu notre café en paix ce soir-là.

le chat du 2202 (bis)

Avec le froid qui s’est amené, j’ai l’impression que je ne reverrai pas le chat du 2202. À l’automne déjà, il trouvait ça dur : un harnais trop petit pour son corps tout rond, la laisse en plus, il refusait de marcher sur le trottoir parce que les feuilles mouillées le dégoûtaient. Je me souviens avoir ri du chat et de son complet noir, ce jour-là, en adressant pour la première fois la parole à cette dame étrange, qui sonne parfois à la porte des voisins – y entre et parle fort avant de partir.

Le chat n’est donc plus là depuis une bonne semaine et demie, remplacé par une couronne en fausses aiguilles de sapin, et des lumières blanches scintillantes, par trop dures sur les yeux. Je sais qu’il ne reviendra pas près de la fenêtre de tout l’hiver et pourtant… chaque matin je tourne la tête, en répétant les mêmes quelques mots étouffés dans le foulard, à l’endroit de J. Toujours pas là – première absence prolongée depuis un an et demi, presque deux.

croquet

Préfontaine. Je profite de la dernière journée de l’été des Indiens pour me baigner dans le soleil. Dans le parc c’est un silence accompagné de quelques rires de fin des classes qui m’accueille. Quelques rayons un peu paresseux trottinent encore sur l’asphalte du sentier, constellé de flaques d’eau et de bouchons de bière. Un homme, bottes tachées de ciment, sieste sur l’un des bancs-barques accosté près de la barbotteuse – sa boîte à lunch métallique repose sur son bide. À ses côtés, une boîte de carton tachée de gras de volaille et de sauce. Ne restent que quelques frites qui se feront chiper par les écureuils.

Sur le terrain de baseball, un homme et son chien et son frisbee. À main gauche, deux ados partagent une cigarette au foin. Leurs pieds se balancent au-dessus de quelques tags, effleurent un graffiti-hommage à Hochelaga Kingdom. Je m’arrête près de l’aire de croquet – que je croyais jusqu’ici être destiné à la pétanque. Une boule d’aluminium échouée près d’un arceau. Le soleil la fait jouer entre ses doigts. Il y a quelque chose dans la forme qui… je m’approche. Au fond là-bas, au bord de la rue H., une tribu s’amène avec ses planches et ses roulettes, les casquettes à l’envers aussi. Je ris. C’est une poignée de porte. D’un gamin ou d’un vieillard, je ne sais qui l’a posée là, car elle semble bien avoir été posée, cette poignée. Je sors l’appareil photo en me disant que le moment est rare. Je devrai l’oublier un peu avant d’ouvrir sa porte, à l’aire de croquet – peut-être pour une nouvelle, sait-on.



Je reprends la marche. Un Thierry et sa m’man s’échangent une balle orange derrière l’aréna. C’est 4-0 déjà! La rue Winnipeg me tire la manche gauche. Dérive.

pas un chat

Le chat du 2202, c’est bien plus qu’un simple bibelot sur le bord d’une fenêtre. À tous les matins, en route vers le métro, c’est vers sa fenêtre que je regarde en espérant le voir. Complet noir, sur mesure parce qu’il a pris quelques plis depuis que nous nous sommes installés dans le quartier, J. et moi. Quelques taches de gris, ça et là.

Ce matin, il n’était pas là. Il faisait froid et j’étais bien, dans mon grand manteau, un peu vert tortue, un peu kiwi. J. et sa frange de cheveux fous, dans le vent. De l’autre côté de la rue, la brigadière emmitouflée a levé son stop pour nous saluer, avec cette façon hivernale de tourner la tête – le reste du corps suit le mouvement, de gauche à droite en s’inclinant un peu vers l’arrière.

Ça fait trois jours que je n’ai pas vu le chat.

dans la barbotteuse, une partie de soccer

Dans le wagon de métro, en route vers mon parc d’adoption, un enfant au regard d’adulte et la voix d’un homme-enfant qui raconte des histoires de rien : des écouteurs oubliés, des dettes entre amis, la fille du voisin. Et l’enfant, pas plus de neuf ans, un regard déjà cerné et sérieux, une bouche soudée à son foulard, un sac à dos, le dos courbé. Les mains tachées d’encre rouge et bleue, un peu de mauve aussi.

Préfontaine. Les portes s’ouvrent, me laissent couler sur le quai – encore accroché à ce regard écorché. Prends les escaliers, passe le tourniquet. Le plafond vitré qui coule, comme toujours, en plein milieu de l’escalier. Ai poussé la porte. Le sifflement du vent sous le manteau.

Les écureuils courent devant moi, paniqués par l’hiver qui se trouve à quelques pas d’ici. Des planchistes roulent leur bosse sans trop y croire, près des rampes. Des chuchotements derrière un arbre. Les rayons du soleil prennent dans les feuilles jaunes et tenaces, les nervures brunies.

Dans la barbotteuse, une partie de soccer. Quatre jeunes, moins couverts que moi, qui courent à s’époumoner. Faucher qui passe à gauche, déjoue Ti-Gus, tir bloqué par Le Gros, comme ils l’appellent. Contre la clôture, le commentateur sirote un jus de raisin.

quartier

« Quartier: petite terre d'appartenance et d'identité. Je suis du quartier. Il n,est pas du quartier. On vient d'arriver dans le quartier. C'est aussi, en quelque sorte, un quart de la vie. Un quart de notre vie. Comme si le lieu composait une part essentielle de notre temps, et presque de notre corps, de notre chair. »

-- Philippe Claudel (avec photographies de Richard Bato), Quartier, p. 15

mains

Rue Saint-Denis. À l’ombre du clocher de l’Université. Assis sur le plus haut degré de l’escalier, un jeune homme à casquette et manteau rouges où reposaient quelques poussières de joies passées.

Les deux mains au visage, maintenant. Traits tirés, dos voûté – des chaussures neuves qui devraient s’user un jour, mais qui à cet instant attendaient.

Je l’ai regardé longtemps, de mon côté de la rue, main dans la main avec cette soucieuse indifférence devant les choses. Une lenteur assumée partagée avec un brin de fatigue.

Le rouge qui tirait sur le gris. Sur son front ses mains se sont croisées, coudes aux genoux, le coin des lèvres en pleurs.

errant en somnambule...

« Errant en somnambule d'un vestige à l'autre sans s'y attarder, non par impatience d'arriver à destination, mais désir de se perdre dans l'idée que moins il s'y retrouvera plus il a de chances de rester fidèle à la vérité d'une vie qui présente au regard rétrospectif tous les signes de l'égarement. »

- Louis-René des Forêts, Ostinato, p. 126

le rectangle blanc

Les aspérités du banc de ciment s’en prenaient aux fils de mon jean. Métro Joliette, une fourmi cherchait la bonne voie à prendre, en se tortillant sur le rectangle blanc d’un ticket de métro. Les tarifs et la fourmi. La fourmi et les vibrations du sol. Les wagons qui sifflaient une odeur de bois et de caoutchouc. Le rectangle blanc et la fourmi, envolés.

machine à coudre

Entre Moreau et l’Espérance, on recousait la rue à force de bitume. La gorge piquait – une seringue aussi, quelque part sur un balcon. N’entendre plus rien. Les machines tachées de goudron et leur clameur. Sous la voie rouillée de la CP Rail, rue Ontario, le froid d’octobre prenait sous le manteau. Jointures qui blanchissaient dans les poches. Le tintement d’une clochette. Me suis tassé contre les blocs de pierre à ma droite, ai remarqué les barres de fer à ma gauche. Semblant de clôture. Saisi au vol le merci en cascade d’un casque rose, de mitaines mauves et d’un foulard bleu. La ferraille mal graissée d’une bicyclette plus-que-trentenaire. Ce soir du 23 octobre, devant cette grande fenêtre qui venait de s’ouvrir, j’ai ralenti, sans plus me faire d’attente. Des pas et des souffles plus tard, j’allais mettre un peu d’ordre dans mes impressions – pas trop, tout de même – dans la cours de triage du CP Rail.

cette manière de lenteur

Ses cheveux bouclés, encore humides, s’échappent d’une casquette des Red Sox. Sa main coule sur la rampe d’aluminium et ses pas s’en vont, pizzicato, dans l’escalier – une silhouette frêle qui s’élève dans une tache de gris. La dernière marche atteinte, ses yeux noisette attendent, soupirants mais rieurs.

Son père la rejoint, se penche à hauteur de casquette et d’oreille – murmure. Le coin des yeux ridé comme ceux d’un enfant dans la lumière du jour.

Chacun cette manière de lenteur qui s’accorde. Station Berri, une main épaisse enveloppe des doigts blancs et fragiles, tandis qu’ici on se bouscule, pour quelques minutes en moins.

Cheng

Échoué sur les berges intérieures de l’Université, à lire les poèmes enveloppants de François Cheng.

Des pas, beaucoup, qui se tordent comme la houle. Des pas, beaucoup, disjoints du regard qui les porte.

Autour, les travaux à remettre, les nouveaux gadgets et les projets à venir. Des cravates des casquettes. De la soie et du denim. Beaucoup de mots durs cachés dans la douceur d’un murmure.

Des bises, des accolades malgré tout.

Toujours des pas, beaucoup, des voix qui se mêlent et qui claquent. Moi, silencieux je l’espère, à admirer les berges intérieures de l’Université. Un flot pressé de mains et de sacs, des pieds, encore des pieds et des regards absents.

Soudain une petite motocyclette verte, dans une main pas plus grande que ça, qui passe entre les pages de Cheng et mon regard. Un moteur imité dans le rose d’une joue. Un enfant aux yeux rieurs qui m’envoie la main, à moi, simple dune.

(dé)géométrie

« À dire vrai, songe l'homme, rien ne vient avant ni après. Tout se tient. Tout vient ensemble. L'espace façonne le mouvement de ceux qui le façonnent afin de s'y mouvoir. Le mouvement des hommes a donné forme aux espaces tout comme le vent, la mer, les vagues, les fluides, les laves ont façonné les reliefs. En retour, la morphologie a modelé, sculpté, orienté les mouvements humains. Par ici, du fait de cet obstacle, rien ne pouvait passer. Là, en revanche, un col, une vallée ménageaient de possibles parcours. Et du reste, tout mouvement n'est-il pas, finalement, un espace qui se transforme? Un changement de géométrie? Une transfiguration? Tout espace, par ailleurs, n'est-il pas un mouvement suspendu, arrêté dans sa course, tout comme les formes géologiques sont des flux de magma solidifié?

L'homme est arrivé au village. Il déchiffre, effacé, le nom du lieu. Rien ne bouge. Depuis longtemps, le village est abandonné. L'homme s'arrête. S'assied sur une pierre sur laquelle il se pose chaque fois qu'il revient. Sort sa gourde, un saucisson, un morceau de pain. Il respire. Rien ne se passe, rien, si ce n'est que par sa présence, par son regard, il permet à ce lieu perdu, où nul ne vient durant des mois, de vivre à nouveau. Et ce lieu sans âme qui vive, lui permet de traverser cet instant de quiétude. Le temps d'une marche, le temps d'un arrêt, un homme et un lieu ont lié connaissance. L'homme regarde ce lieu. Il lui semble percevoir le regard de celui-ci. Et ce lieu, peut-être, lit-il dans les pensées de l'homme. »

- Alain Médam, «Traversées», in L'étonnement et la réflexion. Retour vers la philosophie, p. 83

siesta

Le soleil, dans sa dernière minute ronde, révèle à mon regard la silhouette d’un enfant endormi sur la glissoire du module de jeu. Une main et un pied pendent au-dessus d’un château de sable.

Mon ombre nonchalante s’avance silencieusement dans le parc. Une partie de balle molle derrière la clôture froide, résonne d’une chaleur de fête. Des airs de salsa et de merengue, de bachata. Des rires et des pas de danse, dans le sable qui borde le marbre.

Un banc de parc, au-delà de la pataugeuse, comme une barque à la dérive, emporte une voix grasse et pigmentée comme du lapis – des accords de guitare et des feuilles qui, encore, refusent l’approche de l’hiver.

Mon regard empiète sur les courses imaginaires d’un gamin qui chevauche fièrement son Big Wheel. Soudain sérieux, il pétarade les notes d’une Oldsmobile. À la croisée du sentier, ses cris de victoire se mêlent à mes rires : « T’as gagné, je m’avoue vaincu! »

moutarde et saucisse

Depuis près d'une semaine, l'image de ce golden retriever qui s'amusait avec un chien saucisse, dans le parc à chiens de la rue D, en le mordillant en plein milieu du corps.

J'en suis encore troublé.

c'est qu'ils couvent

Lectorat infime, je te néglige. Si je n'ai que peu de mots présentement, c'est qu'ils couvent, souriants, sous le sable chaud de la plage. Je peux cependant t'offrir ceci, un noeud qui démêle:

« On a cédé sa place à l'ombre, par fatigue, par goût du rond. [...] Autrefois, quand la Terre était solide, je dansais, j'avais confiance. À présent, comment serait-ce possible? On détache un grain de sable et toute la plage s'effondre, tu sais bien. »

- Henri Michaux, La Ralentie

roulement

Ce matin, la rue était tendue comme une peau de tambour.

Mains dans les poches, feuilles craquantes sous les semelles molles. Le visage ridé de la brigadière.

échographie urbaine

quatre jours et des minutes

Un peu fatigué, l’air traînard. La journée de travail pèse sur les épaules comme une fine poussière, une qui n’appartient pas à la ville, ni à on ne sait quoi d’autre. On se dirige un peu plus au sud, un peu plus à l’est.

Le dormeur toujours étendu dans le gazon. Même coquille de vert qu'on avait trouvée au petit matin, humectant ses lèvres d’un café tiédi. À cette heure-ci il n’est plus qu’un grand corps absent, recroquevillé sur lui-même : les mains brisées d’usure, les pieds qui cherchent à fuir malgré le sommeil.

Les chiens habituels du parc. Un à poils ras, l’autre frisé, foulard rouge au collier – une chasse à l’écureuil. La dernière partie de balle de la journée pousse ses premiers ébats à notre droite.

Au-dessus des toits plats, le soleil tente une sieste qu’on sait timide. Une vieille femme aux vêtements usés, une langue de lumière qui se blottit dans les plis de l’étoffe. Le sourire aussi doux qu’un galet.

Le grincement des balançoires. Les coups de fouet des planches à roulettes. Bruit de chair sur l’asphalte – de minuscules cailloux gantés de rouge.

Balançoires, glissoires. C’est l’heure de souper, rentre. Dépêche! Ça va être froid. Des doigts gonflés d’arthrite qui, sous les confidences de la corde à linge, pincent une culotte de soie. La poulie et sa plainte mal huilée. Un string dans le vide aérien de la ruelle.

Un barbecue. Odeur de poulet et de steak qui se mêle aux premiers feux de bois. On se souvient de la première feuille d’or qui s’est roulée devant nous, ce matin.

*

Rouen, Dézéry, Darling. Les cris d’une enfant de porcelaine. On se surprend de voir une mère rire aux éclats, à travers la fenêtre double. Une bande d’ocre sur sa peau de bronze. Des rires encore, des mains dansantes dans l’air de septembre. Du blanc et de l’or.

de pas et de peu











Se permettre le silence, un temps.

évidemment, rien

Depuis quelques jours, très peu. Quelques notes qui traînassent dans le carnet, sur le bureau. Des coins d'enveloppe. Très peu, mais beaucoup en même temps. Ça couve en silence, un peu fatigué. En boule comme un chat malade.

Très peu, mais beaucoup de patience. Des mots qui se tirent la langue et d'autres qui s'échangent des poignées de mains, d'autres qui jouent à cache-cache - je devrais les trouver d'ici peu.

De la porcelaine. Mais aussi du bronze. Une dame en blanc dans le soleil siesteur. Un dormeur solitaire dans un grand manteau de vert. Parc Préfontaine. Ce soir une barbe de trois jours, un pull usé et le vent paniqué de la mi-septembre. Son sac de couchage aussi.

Quatre jours, quatre rencontres sur lesquelles passaient mon regard qui se voudrait absent. Quatre fois moi dans ce décor quotidien, utilitaire - et dans le texte il y aura, encore, une grande envie de s'effacer, de se laisser roupiller au creux d'une phrase pour y laisser paraître la ponctuation du parc. Quatre jours, quatre renontres et quatre fois moi, tous sur le même axe, même parc: nord-ouest, sud-est.

quand on cherche

Il y a quelques jours on me demandait, dans l'intimité de quatre murs bouclés d'une porte, si c'étaient les rencontres qui m'intéressaient quand je vais flâner. La question était si simple qu'elle m'a pris au dépourvu.

- Non, plutôt les choses...

Sur le coup, cela m'apparaissait juste. Mais je rencontre des gens, quand je marche, ces soirs où je décide de poursuivre les derniers rayons du soleil - coin Sherbrooke et Hogan. Je leur parle, mais seulement du regard. Maintenant, en fouinant dans ces textes laissés ici et là depuis un an, la réponse se révèle fausse. Si, les rencontres sont au coeur même de ce que j'écris, ces rencontres n'adviennent que dans l'écriture - je n'ai découvert l'importance de ces relations que tout dernièrement. Tant mieux, c'est au moins ça de fait.




*

Il y a quelques jours j'ai assisté à une belle scène, coin Dézéry et Rouen. Un rayon de soleil à travers une fenêtre, une bande de lumière sur une peau brune, les cris de joie d'un enfant. J'avais tous les mots pour l'écrire - l'écrire autrement, mais il manquait un mot pour tout lier. Porcelaine.

23h17 - 23h41

Ne plus se sentir. Ne plus être à soi tout à coup dans le silence et le demi-noir de la nuit.

*

Entendre la coulée de l’air sur les pales du ventilateur qui se coince dans la poussière du grillage.

*

Entendre jusqu’au crépitement d’une bulle d’air dans un fil électrique.

*

Le tic-tac de l’horloge dans la cuisine, le claquement de porte d’une voiture, le craquement des joints de plâtres dans les murs. L’automne qui s’en vient.

*

Les griffes d’un chien dans la ruelle. Le vent qui pousse contre la fenêtre.

*

Ne plus sentir son corps, seulement les couvertures et leur chaleur. Le froissement de la couette. Ne pas sentir le matelas ni l’oreiller – être soudain paniqué. L’angoisse de ne plus être à soi. Être dans la substance des choses.

*

Des plumes de plomb dans l’oreiller, une tête de plumes et vice-versa.

*

Une odeur de friture, aujourd’hui, en revenant dans le quartier.

*

Ne plus (s)avoir sa peau. Masse de chair qui bat de cœurs multiples. Cœurs qui fondent, qui coulent dans les interstices du plancher.

*

Se lever lentement pour ne pas brusquer les mots.

rouilles II

Le frottement de la peau sur une rampe de fer.

On passait par là, l’air de rien, que soudain ça nous fait vibrer le tympan. Une main brisée par l’arthrite qui peine sur une rampe de fer – le frottement nous amène un goût de sang et de rouille dans la bouche, dans le nez… dans toute la tête.

La chair qui butte sur une aspérité, qui casse une écaille de peinture. Le bois humide qui se tord sous les pas. Une main attachée à des poumons essoufflés. Une rouillure poussiéreuse qui se détache de la rampe ou de la main.

Une voix rouge, bourgeonnante d’un mal noir – un gargouillement qui vient des pieds jusqu’au bout de la langue. Un « bonjour » deviné dans le frottement du matin.

Question de fatigue/question de chantier

Il y a quelques temps (le 5 juillet 2008 pour être précis), j’écrivais ceci à la suite d’un brouillard de mots : « La fatigue que je cherche est peut-être moins physique que textuelle et on se permettra de se laisser glisser doucement, de faire du texte l'espace faisant subir une fatigue (au sens mécanique) au matériau du monde. »

Étant retombé sur un Post-it qui me criait d’aller lire Sansot, au milieu de l’été, je me suis mis à le faire, notamment sa Poétique de la ville et plus récemment Du bon usage de la lenteur. C’est ici que ça devient intéressant – du moins, à mon sens. Voilà la citation, pages 40-41 en édition Rivages poche.

« Est-il juste d’écrire qu’avec mes camarades je flânais? La flânerie est souvent conçue comme une activité qui ne prête pas à conséquence et qui a pour seul effet de mettre un peu de rose aux joues de ceux qui s’y adonnent. Il est vrai que nous ne dérivions pas dans l’insouciance, qu’à la différence d’un voyageur pressé ou d’un travailleur, nous ne nous fixions pas de but, que le chemin parcouru, reconnu, importait plus que le terme dont nous n’avions pas une idée précise. Seulement, à la différence d’un flâneur frivole, nous avions le sentiment que nous vivions une aventure mémorable et que nous mettions en jeu une partie non négligeable de notre être. Notre légèreté n’excluait pas une certaine gravité.


Nous irions à l’extrême de nous-mêmes et nous l’éprouverions grâce à une fatigue librement consentie et saluée avec les égards qu’elle mériterait. Pour être tout à fait juste, il nous fallait aussi et surtout « fatiguer » la ville, non point par cruauté ou pour la prendre en défaut, mais pour qu’elle nous livre enfin son vrai visage, qu’elle refusait par ailleurs à la plupart de ses habitants ou de ses passants. »


En bref, un premier degré de fatigue qui solidifie et rend lumineux les instants vécus : une fatigue-mortier qui pourrait tout aussi bien s’apparenter à la lumière dont il est question chez Christian Bobin, moins les références religieuses. S’il y a religion, elle est bien pour soi et en soi (rappelons l’origine : relier). Dans le moment de l’écriture, la nécessité de « fatiguer » le moment vécu, souvent en milieu urbain en ce qui me concerne, pour le rendre véritablement accessible, le rendre lisible et lisant.

Fatiguer, tordre le moment vécu c’est aussi le risque (et je dirais ici la nécessité) de le rompre – risquer aussi une perte d’équilibre qui se rattrape constamment : c’est aussi faire le pari d’une marche et d’une dé-marche. Il faut opter pour une vision kaléidoscopique, un minimalisme, un impressionnisme.

une adresse, comme ça

Une affiche toute neuve devant une petite maison plâtrée et ridée a saisi mon attention tandis que mon père et moi roulions dans les rues malmenées du bled. Elle se lisait comme ceci : Le Domaine des aînés, 666 rue Dollard. La salle de quille, à quelques pas de là sur la rue Sauvé, me semblait plus rassurante.

ponts

On a recousu la grande plaie de fer qui survolait mollement la Lièvre, à force d’asphalte et de ciment. Tout juste depuis hier, le cœur rompu du village s’est remis à battre. Un pontage pour une durée de vie prolongée, mais toujours limitée. À quand le prochain?

Le cœur qui agrémentait l’affiche d’Assad n’est plus qu’une pointe rouge surmontée de deux-par-quatre endoloris. Chez Rose-Marie on affiche la vente de cartouches d’encre pour la rentrée des classes. Rendez-vous de motards à l’Alexandra, chansonnier en prime : le Lite serait bourré de mineurs une heure plus tard.

S. m’a appris qu’on allait bâtir une trâlée de logements dans le douillet des chemins Dollard et Lépine. Annonçant autrefois un champ d’exploitation de l’Hydro, on a maintenant droit à un Pharmaprix, un Canadian Tire au cœur qui pompe l’huile, un Maxi, un Caveau et des boutiques à l’espérance de vie minime. Le motel Pignons verts. Derrière, le cimetière qui se remplit de jeunes de vingt ans à peine.

Bientôt un Wal-Mart, dans le sud du bled.

La maison qui appartenait autrefois à mes grands-parents, sur le chemin de Montréal, a été remise en vente. Pour un instant je me suis imaginé la côte – que je devinais derrière la maison – menant jusqu’au plate. Mes terres d’enfance noyées dans un marais de Ducks Unlimited.

*

Ici une passerelle surplombe la Lièvre. Le barrage de la Maclaren abat de grands moutons blancs et jaunâtres dans la rivière. Près de la berge – à grandeur d’enfant on dirait une falaise – un cimetière à paniers d’épicerie. Sous le pont Brady, des guerres de tranchées laissées à la paresse de la Ville. De cette passerelle, une ancienne glissoire à billots de bois, on voit tout ce qu’est devenu mon coin perdu: une banlieue adolescente, criarde et comme sur des échasses moulées dans un jean griffé.

Heureusement, sous mes pas, il y a le craquement du bois: les murmures et les draves du siècle passé.

au pays du hamac

Ici, des fatigues fraîches coulent des jours tendres sur un hamac. Des langues de soleil lustrent la fourrure d’un chaton chassant un papillon tout en haut des cèdres verts. La brise froide nous pousse à enfiler un pull, un presque-pull d’automne.

La maison de la dame aux chats a été retapée, le derrière moulé dans des lattes de PVC. Je préférais les planches décrépites et mangées par les vers. Le tablier du pont n’est toujours pas achevé. On y travaille en cognant des clous, à temps partiel.

Dans la cour de l’école, beaucoup de silence. Un silence d’avant la rentrée. Le module de jeux n’a plus son pont de bois – on l’a condamné. Cette année, il n’y aura plus d’apprentis pirates ou d’aspirants mousquetaires. Le module de jeux n’a plus son petit pont de bois.

La rue James n’est qu’une grande cicatrice – circulation locale seulement. C’est tout près que la dame aux chats s’est laissé mourir.

fragiles

En lisant les fragiles de Ph. D., l’impression qu’on venait à la porte frapper s’est éprise de moi. J’ai levé les yeux, me suis noyé dans la clarté du jour accrochée aux doigts du silence. Que le grand érable argenté qui m’envoyait la main, de l’autre côté de la vitre. J’ai posé le regard sur les taches d’encre. C’est à cet instant que j’ai vu les chuchotements du vent rouler sur le sol.
Il me semble que ces derniers temps j’ai confondu rêve et rêverie, trop absorbé dans des lectures qui me faisaient dériver dans un chemin qui m’apparaissait pourtant de plus en plus clair. Comme à tous les trois mois, il arrive ce temps où je n’ai plus le goût d’écrire, en plein milieu de la saison. Depuis des semaines je lis de façon boulimique fouinant ça et là du côté de Fargue, Delerm (et encore Delerm), Ponge, Sartre, J.-L. Chrétien, Sansot, Augé et Proust, qui comme un chapelet prendra son temps pour couler sous mes yeux qui voient plus flou qu’avant. La liste s’est allongée aujourd’hui et je souris.


Il m’apparaît maintenant clair que l’insomnie n’est pas question de fatigue, mais de surcharge – la surcharge ne me plaît pas quand vient le temps d’écrire. La fatigue que je cherche – et que je connais pourtant par cœur – allège les choses, lie leur lourdeur dans une luminosité contemplative. Cette fatigue enveloppante se retrouve dans la brume du regard, après le travail, passé les heures vigoureuses du soleil qui se laisse aller sur le côté, qui nous invite à le suivre dans sa grande paresse. Cette fatigue-mortier se trouve dans les parcs ou sur la terrasse d’un café ou d’un petit bistrot qui ne pousse pas dans le dos, une terrasse où les tables usées et mâchouillées par les intempéries invitent à la caresse rugueuse d’une main raidie par l’humidité.

Ces derniers mois j’ai couru après des rêves qui flottent sur une mer intérieure, sans poids, mais il m’est revenu à l’esprit, en regardant un gamin botter un ballon de soccer – plus loin que je ne le ferais – que le rêve, pour être senti, devait conserver sa part du poids des choses. Dans ses Leçons américaines, Calvino citant Valéry (et on me pardonnera de citer de mémoire), disait qu’il fallait être léger comme l’oiseau et non comme la plume. À relire ce qui se trouve ici, maintenant, il me semble que j’ai affaire à un oreiller sur le point de rompre.

L’air de l’automne se pointe déjà durant les fins de soirée. Ce soir, j’avais les orteils blanchis par les courants froids qui se hissaient comme des couleuvres sur les estrades d’un terrain de baseball silencieux. Les coudes appuyés sur les genoux, livre en mains, le dos endolori à force de trop lire durant les jours de soleil, j’ai remarqué qu’une mouche, toute petite, s’était posée sur ma jambe. À ce moment il y a eu ce silence que j’aime, ce voile qui tombe sur les environs, qui me sort de moi-même pour savourer ce qui d’habitude repousse ou qui n’accroche pas le regard. Le livre m’a glissé des mains. Je n’ai même pas tenté de le rattraper : il a échoué près d’une capsule de bière avec un bruit mat. La première de couverture embrassait les derniers rayons de soleil qui agrémentait le ciel violet. Les cliquetis d’un collier de chien, des pas dans l’herbe. Les beaux yeux verts de J.

plomb

Le jour pluvieux s’est égrainé comme un chapelet s’abandonnant à une clepsydre. Dans le confort de l’appartement on va se préparer un café – filtre, par paresse. Il y a une heure l’angélus sonnait.

On profite de l’absence des voisins pour aller s’asseoir dans le coude de l’escalier qui donne sur la rue. On regarde les chats qui passent, leurs pas feutrés par la nuit qui s’accroche en douceur aux feuilles lourdes des arbres.

Le bois de la marche sur laquelle vous êtes assis est en train de pourrir. À bien y regarder, les vers se sont mis de la partie. La pluie s’y remet, vous chatouille la nuque. Une tasse chaude vous garde au-dehors.

Quelques étoiles pointillent le ciel déjà. L’une d’elle glisse sur une ligne aérienne, tombe avec fracas dans les cailloux recouvrant un toit plat. Sur le trottoir et dans la rue, dans vos yeux aussi, des éclats de lumière se logent. Un chat se faufile dans une ruelle, ses pattes sont trempées de bleu. Des gamins s’amusent à la marelle dans une cour d’école lointaine, une cour de sable que vous croyez connaître.

*

On boit une gorgé, enfin, qui se loge tiède au fond de la gorge. On s’appuie contre la rampe rouillée, le regard allant par ci par là caressant des briques creuses et poussiéreuses. Au loin, un chien qui n’est pas du quartier aboie. Un couple s’engueule – plus tôt qu’à l’habitude.

Il vous vient à l’oreille le ronronnement, puis le toussotement d’un moteur qui force sous une tôle usée. Dans un appartement d’en face, l’avertisseur de fumée se déclenche, son cri strident déchire la tranquillité de l’asphalte. Dans le bloc d’à-côté un téléphone sonne. Une fois. Deux fois. Au bout de la rue, on secoue les miettes de pains accumulées sur une nappe, du haut du troisième. La petite brise vous lèche le visage en portant à vos narines la délicate odeur du seigle.

Vos paupières de plomb se mettent à tressauter. À ce moment on passe une main rugueuse sur un visage engourdi. On prend une autre gorgée avant de remonter à l’appartement. Les marches craquent sous vos pas, un « bonsoir! » vous est lancé de la porte à votre droite.

La voisine d’à-côté, lors de son retour, vous aura laissé roupiller.

de ces rapprochements improbables

Il y a d’un côté Delerm qui, avec ses moments de lumières caressantes, nous fait rêvasser sur la lame d’un Opinel no 6. « Dans ce présent gratuit le passé dort. Quelques secondes on se sent à la fois le grand-père bucolique à moustache blanche et l’enfant près de l’eau dans l’odeur du sureau. Le temps d’ouvrir et refermer la lame, on n’est plus entre deux âge, mais à la fois deux âges – c’est ça le secret du couteau. » - Philippe Delerm, « Un couteau dans la poche », dans La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules.

De l’autre côté il y a Artaud, près de la grande cicatrice que les corbeaux de Van Gogh font au-dessus de leur champ de blé. « Mais c’est un couteau à mi-chemin dans les rêves, et que je maintiens au-dedans de moi-même, que je ne laisse pas venir à la frontière des sens clairs. » - Antonin Artaud, Manifeste en langage clair.

le dormeur et les deux îles

Il était 19h01. Le Bonhomme sept heures manquait à son rendez-vous. Déjà, on suppliait le marchand de sable de venir nous écorcher l’éveil, de nous porter loin sur une mer de rêves.

Il était 19h01, rue Saint-Denis comme ailleurs. La terrasse du Saint-Ciboire avait la chevelure clairsemée, mais les blanches, les blondes et les rousses parvenaient tout de même à se frayer un chemin jusque dans les gorges asséchées de l’île. En arrière-plan, une carcasse de béton, cimetière d’éléphants blancs et de corbeaux, nous rappelle que des rats, jadis, faisaient un pèlerinage bihebdomadaire – jours de poubelles. Ce soir là on a migré en leur honneur. On a migré vers l’Ouest en espérant trouver un peu d’or près de la berge-rue.

Installé un peu en retrait, le dormeur roupillait sur son grand escalier de rouilles étrangères. De ses mains, il effritait les marches, en répandait la poussière jusqu’au bord du trottoir. Il riait puis lançait à notre intention qu’il avait le cœur en sourdine et les mains gercées par le temps toujours invisible, mais il ne suffit que de la rousseur du fer pour redonner à la terre ses couleurs de naguère! Nous le trouvions beau, ce soir-là, dans sa folie passagère.

Ses cernes se mirent à nous raconter les milles voyages que le dormeur avait faits sur les derniers degrés de son escalier scintillant. Ses grandes mains, elles, nous invitaient colorer le trottoir avec la rouille enjouée du dormeur, à y dessiner des châteaux pour le plaisir des passants – les passants nombreux qui, de leur air penché, ne peuvent savourer la rondeur des moments qui passent.

Les deux mains imprégnées de couleur grasse, agenouillés sur le trottoir, nous caressions les aspérités du ciment. Puis il y a eu le tonnerre. La pluie, aussi, venue pour remplir de son vin les rides de la rue asphaltée.

demi-tours

Ce matin on s’arrête près de la barbotteuse asséchée. On pose la main sur la clôture rouillé un peu ici, un peu plus là. Des écailles solitaires restent prises sous vos ongles. C’est un matin où il serait facile d’aller jusqu’au métro, de prendre un journal à potins distribué gratos et arriver au boulot sans faire d’histoires. Mais ce matin, un chat se vautre au centre de la barbotteuse pour enfants, séchée et rugueuse.

Vous vous appuyez contre le fer à peau d’orange et regardez le matou. L’air est déjà chaud – à l’habitude vos pas rapides claquent sur l’asphalte, la fraîcheur de la nuit traîne encore sur votre peau. Des ronronnements glissent dans un drain.

Au coin Hochelaga et Saint-Germain, une femme avec trop de mascara, de rouge à lèvres et de fard à joue s’impatiente au volant d’une Mazda asthmatique. Ses injures se brisent la nuque contre le pare-brise. Sur Darling, votre voisin d’en haut s’en va au travail, mallette à la main, chemise blanche, pantalon noir et souliers frais cirés. Votre voisine d’à-côté, sortie de chez elle dès la sixième heure, rentre essoufflée – les escaliers pourris lui font peur et le propriétaire ne fera rien. Elle trouve la journée belle. Pendant ce temps, son mari se décape les poumons avec une machette.

Les pattes du chat poussent paresseusement un papillon en mal d’étoiles et de sucré. Rue Rouen, murmures de gorges et froissements de tissus se confondent – bras dessus, bras dessous, un complet charbon et une robe soleil noire s’en vont soupirer leur chagrin. Dans le parc, sur l’écorce d’un érable argenté, un écureuil à la queue repassée fait des cabrioles. Rue Morin, un chien vous regarde de sa galerie en faisant les yeux piteux d’un Ewok.

Pendant que des coussinets roses d’où saillent des griffes blanches s’agitent mollement dans le sein d’une barbotteuse, on fait demi-tour. Quelques pas plus loin, on saute une marche creuse et gonflée d’eau. On met le pied dans une cassonade de sable pendant qu’un enfant rit et pleure, coulant dans la glissoire du module de jeu.

Vous mettez alors la semelle dans des éclats de verre, oubliez tout ces petits souffles éloignés – mais sentis en plein milieu du cœur – jusqu’au soir.

Entre votre départ et votre arrivée au travail, il y aura eu, en tout cas c’est ce que vous croyez, des odeurs de peaux mêlées – des savons épicés ou tout en douceur, des sueurs de paresse ou les subtilités d’ébats amoureux récents, - des chemises et des talons hauts imprégnés de stress, des entassements, des cris, des airs de sax à la station Frontenac, une bouffée d’air frais en sortant, le vacarme, les « 31-10 communiquez », les pressés, les jeunes les vieux et les lents.

Et vous. Là. Un peu par hasard. Vous osez penser que la vie est belle, que le monde n’est souvent rien d’autre qu’un amoncellement mou et chancelant d’impressions fugaces. Vous vous dites aussi que rien de tout cela ne reviendra, que rien n’a d’importance. Et pourtant, à minuit, on sort de sous les draps parce que ça revient, parce que les doigts raidis par l’alcool ont besoin de se délier et de se fatiguer un peu plus.

poussières

Il s’est assis au pas de la porte, a déposé ses souliers poussiéreux sur les marches fraîchement peintes. « J’ai les yeux grand ouvert et le cœur en sourdine », disait-il à une passante.

Il riait de voir les choses du monde rebondir sur sa peau – la peinture écaillée d’une voiture, des enseignes rousses comme des renards de midi, les fenêtres et leurs reflets grinçants. « Regardez, disait-il, tous les voiliers du monde se mouiller aux caresses de mes pores. Qui, qui d’entre vous veut s’embarquer pour le voyage? »

Le dormeur sentait dans ses semelles le rythme de la ville. Une grande pulsation, suivie du souffle chaud d’une baleine bleue. « J’ai le cœur en sourdine et les mains gercées par le temps toujours invisible. » Sa voix s’est mise à rouler de marche en contremarche – elle s’égarait dans le bois craquelé, se diluait dans la fraîcheur peinte.

Il fermait les yeux. Lent et lourd, il appuya sa tête contre le mur aux soupçons d’agrumes. « Du papier sablé », avait-il laissé filer d’entre ses lèvres.

*

Ce matin-là, derrière un voile de plâtre agrémenté de volets bleus, on pliait un drap contour avec toute l’application d’une grand-mère fatiguée. Au premier, on repassait une chemise en pleurant – le plus silencieusement du monde.

Dans la chambre d’à-côté, la cafetière envoyait ses enfants au bord de la fenêtre, pour attirer les passants endormis.

le sang, le sable et la sangle

Aujourd’hui, on a marché main dans la main avec le déluge. Les cloches de l’église faisaient vibrer chacune des gouttelettes d’eau qui tombaient du ciel. Elles se brisaient comme du verre sur le ciment.

Sur l’asphalte – sur le trottoir aussi – et jusqu’à l’entrée du bar, il y avait des taches de sang. Dans une ruelle, un jeu de marelle coulait comme du mascara dans la bouche d’un égout. Un ballon roulait dans une cour arrière. Les brins d’herbe cassaient – derrière vos yeux il y avait une grande plaque de givre.

Le ciel coulait avec patience le long de vos bras, jusqu’au bout des doigts. Des ongles boueux qui cherchaient le sang, qui cherchaient le bar, le trottoir et l’asphalte. Puis plus rien ne bouge, plus un souffle – dans vos veines s’égrène du sable. Un jour de pluie comme un jour à la plage, la peau comme une sangle qui empêche de se déverser dans le décor.

chemin de fer Reading

Journée de chaleur humide – journée de milieu de semaine. La baleine bleue arrive docilement sur ses rails, ses freins de bois soufflent des histoires endormies. Les portes s’ouvrent, le bétail sort sagement, l’humidité agrippe tous et chacun au cou. Pendant ce temps, les bijoux en argent s’amusent à laisser des marques sur les chairs blanches et flasques des voyageurs.

Un vieil homme, casquette marine et moustache en balai, cheveux frisés qui discutent le prochain virage à prendre : le gris ou le blanc?

Il se presse pour entrer dans le métro. Je marmonne – c’est que les gens pressés me laissent un goût amer sur la langue, parfois ça tapisse le rose des joues. Une fois entré, il se glisse dans une masse de corps plus ou moins avachis, choisit un siège et dépose son sac à ses pieds. Il croise les mains en poussant un soupir de soulagement.

Sa journée est terminée : ses cheveux ont décidé de passer au gris.

*

J’ai dû l’observer quelques cinq minutes, hypnotisé par le roulis de la baleine mécanique, assoupi dans un silence intermittent et heureux. Ses vêtements étaient chargés de notes poussiéreuses qui devaient prendre le thé avec la sueur durant les heures de travail. Des notes de poussières qui n’étaient pas étrangères à la lumière qui saupoudrait les bottes et la chemise de grand-père quand il revenait des foins.

Un réseau d’artères et de veines saillantes parcourait ses bras – sa peau savait la langue de la rouille et discourait sur les plaisirs de partager la couleur et la porosité de la brique. Ses mains étaient taillées dans la pierre des champs.

Une console de jeu usée reposait entre ses doigts. Tetris. Le lendemain il retournerait sur le chantier de construction.

presqu'île

« On redescend, sans autre but que celui de prolonger ce climat différent, cette idée de presqu'île enclose au fond de soi. Sans même s'en apercevoir, on est à Quillebeuf, et l'on se croit d'abord dans Maupassant. Des ruelles en pente descendent vers la Seine. Des enfants courent. Un chat se roule sur le muret chaud d'un jardinet. »

« C'est par le bord de l'eau qu'il faut commencer. Le silence est si grand, en cette matinée de novembre, qu'il appelle un espace, une distance. On l'éprouve déjà, dans ce coin solitaire, à prononcer ces mots: parc de Brotonne. »

- Philippe Delerm, Les chemins nous inventent

de la boue et des omelettes

Des moteurs crachent encore sur les routes invisibles qui tissent le ciel. Des pneus soupirent de fatigue sur Ontario – des omelettes qui glissent sur les briques et le béton.

Il y a quelques instants déjà, l’hiver ronronnait encore dans le ventre de l’air clim. Ce soir les klaxons s’étouffent dans mes neiges imaginaires.

Les yeux comme de grandes étendues de sable et les paupières cousines avec les guillotines outre-mer. Le tic-tac de l’horloge posée sur la bibliothèque, des pages qui se gavent de temps perdu.

Au parc, ce matin, un travailleur de la Ville grimpait péniblement dans un module de jeu. Comme un gamin incertain de ce qu’il devait faire – effacer le graffiti ou non. Sur l’allée asphaltée, les cailloux et les grains de sable craquaient sous les pas d’hier. De l’eau, il n’y en avait nulle part.

quelque part sur l'île

Un chapeau à la Gilligan sur un crâne chauve, un polo qui s’est frotté longtemps au soleil, bermudas et sandales.

Un garçonnet aux couettes affolées par le vent, raquette de badminton dans la main. Il rit.

Des pas enjoués qui courent sur les cailloux brûlants, dans un de ces instants où tout le poids du monde s’évapore et devient lumière.

Le regard fier et complice d’un père s’adresse à vous. On sourit tous dans ces moments-là.

Vous mettez les mains dans vos poches. Une crème glacée, ce serait bien.

like a walk in the park

Quelques mots gribouillés dans le calepin. Rarement plus. J’ai toujours si peur que la mémoire me fasse défaut.

Quand vient le temps de poser les doigts sur le clavier, les mots se font voiles. Le souffle prend et ça glisse, tout doucement près des rives de l’île.

Ce jour-là on déménageait, partout. On se décidait à migrer, par habitude, parce que les gens de l’île sont comme ça. Ils ne restent pas en place.

Je me disais, récemment, accompagné d’une tasse de café, que chaque forme du monde avait son souffle propre.

De la même manière je prête l’oreille ou je regarde dans l’attente d’une sensation, et soudain le sensible prend mon oreille ou mon regard, je livre une partie de mon corps, ou même mon corps tout entier à cette manière de vibrer et de remplir l’espace qu’est le bleu ou le rouge. – Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception

Devenir une voile et accueillir le souffle des choses.

Quand on passe de la dimension des événements à celle de l’expression, on change d’ordre mais on ne change pas de monde : les mêmes données qui étaient subies deviennent système signifiant. – Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde

Le texte est un voile translucide. Collé à la peau. Il attend la brise et espère la suivre.

Le bout des orteils dans l’herbe sec et tranchant. Un soleil d’acier. Une mouche en prière, agenouillée sur une citation d’Uedin. Des capsules d’Heineken entre les doigts gercés d’une racine.

Refusant de lire sur la forme et autour, je vois mieux. Une certaine nudité du regard.

Aller jusqu'à ne plus reconnaître ses formes.
– Jean-François Pirson, Aspérités en mouvements

Relever les yeux d’une page blanchie à la chaux. Les couleurs de l’humus viennent s’échouer sur la langue. Le détachement lointain du caoutchouc sur l’asphalte chaud.

Une gamine lance un frisbee. Un chien bâtard répond au nom de Cornelius. Le père fume une clope au pied d’un érable. Prêt à dégainer – c’est jour de western. Un pistolet à eau.

La voile bien nourrie déborde toujours d’elle-même.

On m’a dit un jour, je ne sais plus pourquoi sur le ton de la confidence, qu’il ne fallait jamais aller à contre-courant des vagues. Il faut nager de biais vers la rive.

Les mots ne sont pas les choses : ils sont l’espace habité des choses.

L’espace en soi tend toujours vers un lieu à découvrir. Le lieu, quant à lui, se rend disponible à la découverte, laisse circuler le souffle des choses. De cette tension naît le ravissement.

Il se peut bien que la fatigue n’ait été, dans le cas présent, qu’un autre nom pour l’insensibilité ou l’éloignement – mais pour le poids qui pesait sur les environs, c’était le mot qui convenait. – Peter Handke, Essai sur la fatigue

Dans la trouée du feuillage qui nous abritait, des vagues de lumière dansaient sur l’herbe abandonnée du parc. Des doigts se sont mis à danser avec les brins d’herbe – des valses et des tangos. Des lames de chaleur soudaines sur le dos des mains, perdues dans les odeurs d’humus. Des cris joyeux provenant de la barbotteuse. Une bicyclette aux roues grinçantes accompagnée de sandales à lanières de cuir. Des boucles d’argent et des semelles molles. Une jupe fleurie.

Les ailes d’une mouche claquent sur la pointe d’un cheveu.

pirouette, cacahuète...

Tendre le cou pour donner un bisou à son amoureuse - et tomber par terre -, ça n'a pas de prix. Me console en mangeant des peanuts.

corona

Promenade matinale vendredi passé. Image d’eau de mer depuis, dans les yeux.

Touffeur soufflée par un kid au coin de la Salle dans Hochelaga Kingdom. Les briques s’émiettaient, on le sentait à même notre peau.

«Ch’su’veille les bouteilles, m’man!»

Le kid comme un roi, dans son carrosse Fisher Price frais repeint. En rouge. Fièrement assis sur une caisse de Corona.

Maman qui tirait le chariot, qui suait.

Traits d'union

Ce bouquin de Pirson doit bien être celui que j'ai le plus barbouillé depuis un bail.

avant de m'endormir

Quelques mots s’étaient pointés, au bord de la falaise du sommeil, hier. Ces espèces de mots qui flottent et qui, au moment de fermer l’œil, vous prennent le cœur et le font paniquer. La marée haute qui prend par surprise.

Je ne me souviens plus exactement ce que ces mots impliquaient. Des mots usés, des mots galets qui voletaient à la surface d’une eau trouble. Et plouf. À chaque fois, je me dis que je devrais me lever, aller à la cuisine, noter le tout sur un coin d’enveloppe ou sur un Post-it – s’il en reste. À chaque fois je me dis que le mieux serait d’amener un calepin près du lit et, au moins, y écrire à l’aveugle.



J’écris ceci en espérant que ça me revienne, en regardant de temps à autres les nouvelles fissures qui garnissent la peau blanche du plafond. Le tic-tac de l’horloge. La gorge serrée du frigo. L’impression que tout coule entre mes doigts comme des chenilles en manque de soie.

L’impression d’écrire en trémolo sous le derme, de chiquer des oublis, des souvenirs qui vont et qui viennent, des souvenirs qui creusent le sable humide de la plage. Écrire le renflement des voiles prises par le vent – ce renflement qui porte les bateaux de fortune vers l’île intérieure. Se laisser au vent pour mieux revenir, sur des joues toutes tissées de blanc.

la pluie

Ça commence tout juste à tomber. Une langue d'air frais vient de se faufiler dans l'appartement.

murmure


la grande tranchée


C’est avec le regard cerné et les pieds un brin traînards que je me suis engagé dans cette ruelle. Une grande tranchée rouge fendue d’un ciel blanc. En voulant éviter une flaque d’eau j’ai trébuché sur un dos d’âne, me suis agrippé à un grand mur défait par la pluie. Il m’a supplié d’emporter ces grains de sable rouge qui lui collaient à la peau.

Mes pas ont débouché sur la rue. J’avais les mains rougies par les murmures de la Grande tranchée. Il m’a semblé tout à coup que le ciel s’ouvrait, m’enveloppait de sa blancheur, m’envoyait à la dérive comme un grain de sable emporté par la houle.

attente

Journée tranquille à poursuivre ma lecture du Traité du zen... La machine à laver roule ses hanches pendant que les mots, pêchant sur les rives intérieures, cherchent une position confortable.

en cette période de foot

Depuis près d’une semaine je traîne ce moment au fond de ma poche. Ce n’est rien d’extraordinaire pourtant – qu’un caillou sale dans l’assiette d’un chercheur d’or, une rivière de Californie maintenant terne. La moiteur du mercredi soir y était pour quelque chose, je crois. Le moment s’est collé à ma peau, mais il y a toujours un temps où la houle s’empare des secrets sédimentés du littoral.

J’avais noté les éléments importants de la scène sur un coin d’enveloppe, mercredi passé, de peur de perdre les mots. Ils restent pourtant : quelque part dans la région du cœur – oui, le cœur et le pétillement qu’on l’y connaît – avant de se laisser couler sous la peau, jusqu’au bout des doigts et de la langue. Jusque sous les paupières.

Je sentais mes pieds rudes qui se réconfortaient dans la chair molle de mes semelles. Mon sac pendait dans mon dos comme un enfant sauvage – endormi. Au coin de la rue on s’allumait une cigarette, en prenant bien garde de couvrir l’allumette dans les plis ombreux d’une main noueuse et tremblante. On traversait la rue en se hâtant faussement. L’orage n’arriverait pas jusqu’ici, mais nous laissait déguster le taffetas de sa robe de bal.

Des cris se sont mis à couler entre les barreaux d’une clôture qui se permettait de rouiller avec classe. Un claquement métallique envoyait une Rawlings planer dans le champ droit. Des bruits de gorges ont filés entre les mâchouilles de gommes et de tabac. Est venu le bruit mat de la balle dans le gant. Le bâton était maintenant à l’autre équipe.

La semaine précédente, un gamin de neuf ans à peine m’avouait qu’il n’avait jamais joué au baseball. La tristesse lumineuse qui recouvrait le parc à cet instant, coin Rouen et Nicolet, n’était peut-être pas étrangère à cette confession. Ici l’herbe était grasse et gracieuse, appuyée sur son côté, attendant qu’on lui amène le fruit d’une vigne sage. Ça et là, des bicyclettes gisaient sur le vert tendre. De grandes épaves silencieuses qui recueillaient les rayons du soleil mourant.

Dans une estrade improvisée, on partageait un verre de vin, on laissait une clope murmurer ses lambeaux de fumée en discutant Tolstoï et Sábato. Des regards qui soupirent et se laissent mourir sur des noms gravés à coups de canif – des noms gravés à coups de cœur. Un peu plus loin ça s’est mis à rire.

Un ballon argenté roulait sur l’herbe et s’amusait à caresser des pieds couverts de baskets usées. On dansait avec le ballon, on changeait de partenaire. Il y avait des accolades, des mains qui claquaient ou se frôlaient. Une attitude flottante de fin des classes, des rivalités de cour d’école qui, le temps d’une partie, allaient au placard.

Dans dix ans on serait encore au même endroit, poussant le ballon du bout du pied avec sa fille ou son fils, en lui racontant les soirées entre amis, les mauvais coups faits durant le secondaire. Les amis perdus et les larmes versées. Mais on se gardera de la nostalgie : c’est le plaisir de ces yeux pétillants qui comptera.

Le ballon s’était logé dans les côtes de la clôture. En venant le récupérer, un ado un peu trop bronzé par les machines me proposait, tout sourire, d’aller les rejoindre. Il était reparti aussitôt, sa tribu l’attendait.

J’ai poursuivi mes pas vers l’ouest, en souriant. J’avais un caillou à polir.

extraits de fatigue

Tandis que vision et sentiments se mêlaient, chaque image devenant aussitôt un tourment qui la poussait à regarder ailleurs, l'image suivante prolongeant ce tourment, se créaient ainsi des points morts où le manège infernal du monde extérieur lui laissait fugitivement un peu de repos. En ces instants, elle n'était que fatiguée, se remettait du tourbillon, s'absorbait sans penser à rien dans la contemplation de l'eau.

[...]

La mer lui plaisait, il y avait souvent de la tempête la nuit, rester éveillée n'avait plus d'importance. Elle acheta un chapeau de paille à cause du soleil et le revendit le jour du son départ. Tous les après-midi elle s'asseyait au bar et buvait un espresso.

-- Peter Handke, Le malheur indifférent, Gallimard, coll. Folio, p. 93 et 98

l'équipage

Mercredi soir, marche habituelle sur le dos fatigué d’Hochelaga. Je n’ai pas eu le cœur de prendre l’autobus, d’autant plus qu’il était bondé – le coût de l’essence a dû y être pour quelque chose. J’allais dans la brise comme un nuage endormi.

Le décor me dictait de belles choses. Des murmures de vieux et des cris d’enfants, les uns se vantant d’avoir une nouvelle canne, les autres tout fiers du bâton de hockey ayant autrefois appartenu à leur père, un Sherwood à la palette tout enrubannée de noir.

C’était à l’heure des ombres qui allongent, du vent qui glisse en douce de la rue aux ruelles, des ruelles aux appartements. Ce vent qui chatouille les mollets fatigués des travailleurs engoncés dans leur Chesterfield, bière froide au poing.

Chez Jimmy le souper était servi. Quelques clients, pour la plupart retraités, souriaient à l’approche d’une bouteille de rouge offerte par le patron. Des amis de longue date tenus par les liens du palais et de l’estomac. Chez Beauchesne, un serveur humait le vent en s’essuyant les mains au revers de son tablier. Échange de sourires discrets accompagnés d’un petit hochement de tête. Quelque part, un chien bouffait des ordures.

Puis le silence. Il ne faut pas trop y penser au risque de le perdre – un moment privilégié où la lumière se met à couler de chaque fissure du trottoir, de chaque regard cerné et pétillant de la fin de journée.

Dans cette allée à la peau craquelée, bardée de chaleur humaine, le drap contour avait fait place à une dizaine de serviettes de bain délavées comme autant de fanions pastel. J’aurais voulu courir dans cette ruelle, aller à bord de ce bateau dérivant dans une mer de gris, serrer les mains épaisses de l’équipage, rire, m’émerveiller des histoires qu’on conterait en buvant un coup.

Mais j’étais déjà ailleurs et le phare me ramenait à l’ordre pour me frapper de la réalité. Je devais rentrer au port.

ah...

C'est que j'aurai plusieurs mots à mettre nez à nez ce soir, au détour d'un espresso. Rien de bien extravagant, sauf quelques replis de peau - plus pâte que chair. Rien de coquin, je laisse ça à ceux et celles qui le font bien.

Quelques jupes froissées aspergées de parfum clair, les paroles tristes et comiques d'un vieux à lunettes fumées, des arômes de café qui se battent contre l'humidité d'un orage annoncé.

Toutes sortes de choses aussi liées que les deux rives d'une couture déchirée - un jean trop serré durant les travaux de jardinage.

drap contour

Ça aurait pu être banal. Il aurait pu se retourner, pour humer le parfum désormais subtil des lilas, saluer un ami partageant café et blagues grivoises avec son voisin de palier. Sourire à la vue d’une gamine jouant au foot en jupe longue, dans la chaleur collante d’une ruelle encore à peine éveillée. Peut-être était-ce une impression de déjà vu, collée au cœur, qui se permettait de vagabonder dans un décor d’asphalte et de colimaçons rouillés.

Il n’y avait rien de tout cela, pas cette fois. Tout était à sa juste place : les plantes vertes prenaient un bain de soleil sur le balcon, un chat orange se taillait sous un escalier de bois pourri. Un verre de rousse perlait sur la table vitrée d’une terrasse. Quelque part une enfant pleurait – son père aussi.

C’était surtout ce drap contour qu’il regardait, épinglé sur une corde à linge ventrue, tout de blanc gonflé par la brise déjà chaude du matin. Pourquoi s’était-il retourné de ce côté-ci de la rue plutôt que de l’autre où, dans les herbes hautes, on s’échangeait des mots doux sous l’ombre bienveillante des érables argentés?

Il est reparti en silence, la moiteur de l’air courant sur ses joues, partant à la découverte d’un ailleurs tout proche à bord d’un trois-mâts de papier jusque-là enfoui dans ses souvenirs. Peut-être allait-il jeter l’ancre «dans la grande clarté immobile du passé», comme l’écrit Barbéris, dans quelque archipel de souvenirs concassés, un drap contour hissé sur le mât de misaine.

dis-moi, c'est quoi?

Une île? Tu veux vraiment savoir c’est quoi une île? Je devrai y penser, mais au pif, comme ça, une île c’est un bout de terre ferme bordé par l’incertitude de la mer. Ça t’irait comme réponse?

Bon... Quoi? Une île intérieure?


C’est que je n’y ai jamais vraiment réfléchi. C’est… C’est chaud. Ce n’est ni dur, ni cassant. C’est même un peu rond et je pense que ça pourrait fondre sur la langue, comme les chocolats de Chloé. Ça peut faire sourire et tout le contraire aussi. Ça prend dans les joues et sous le nez, en te faisant remonter la houle dans les yeux. Pourtant t’es bien.

Une île intérieure? C’est peut-être le voile d’un jour de pluie brodé dans la chaleur d’un café. Peut-être que c’est vouloir jouer au pirate en oubliant qu’on a vingt ans, pour une fois.

Dimanche

Dimanche passé c’était plutôt maussade. Les nuages flottaient autour du cou de giraffe du stade, le vent filait doux et traînait l’humidité sur son dos moelleux. Les grives se tenaient tranquilles. Mes semelles léchaient le crâne chauve de la rue Hochelaga. C’était bien, c’était confortable. Cela faisait des mois que j’avais trotté dans les rues un dimanche matin. Ça et là les policiers installaient des barrières pour le Tour de l’Île – journée où je me comptais chanceux d’être piéton et où je pouvais donner le ton à force de pieds posés l’un devant l’autre.

Somme toute j’aurais cru aux matins du bled durant lesquels le ronron des voitures timides se faisait chuchotement, ces bons matins qui mettent juin sur les rails en faisant sourire les gens, sans forcer, après le premier café du matin. Madame K, à hauteur de Joliette, agrémentait son parterre de géraniums. Elle chantonnait sur un air de Brassens pendant que deux petits vieux se contaient des blagues grivoises sur un balcon, verres de bière en accompagnement.

Plus loin, un homme assis à l’entrée d’un dépanneur sirotait son café et regardait le ciel de façon distraite, caressait l’anse de ses mains noueuses et craquelées. Il m’a souri, comme ça, l’air de rien. M’a souhaité la bonne journée – j’ai fait de même. À cet instant-là je me suis retrouvé avec un pied dans le bled et l’autre dans Montréal, avec un de ces chatouillements au cœur qu’on ne s’explique pas. Peut-être que j’avais touché, du bout de l’orteil, le sable chaud de mon île intérieure.

C’était dimanche matin et il s’est mis à pleuvoir, juste un peu, juste assez pour que des perles claires se forment sur les fils entrelacés de ma veste. Il pleuvait et pourtant c’était beau, coloré. J’étais un peu ici, un peu ailleurs, quelque part entre un sourire et des kilomètres d’asphalte.

décorps

L’idée vous vient de frayer votre chemin à coups de coudes et à coups d’épaules, mais en voyant les mastodontes vomis de la gueule de la baleine mécanique, vous vous résignez à sortir Kerouac de votre sac, à vous diriger vers ce grand banc de plastique noir graffigné à force de fatigue et de culs traînards.

Lire, en attendant les prochains wagons, vous plonge dans un de ces espaces fatigués de la journée. Cette fatigue là vous apparaît souvent comme une façon de voir et de sentir. Ça vous plaît et ça vous colle à la peau des fesses. Pendant que Dean Moriarty s’occupe à ses multiples baisades, c’est le flot des gens, avec les relents de sueurs et de parfums incompatibles, qui vous lèche la peau.

Puis vient ce moment où tout devient gris, où les contours de béton se fondent à la chair des fonctionnaires, où l’acier se mêle au sang.

Ce moment où tout n’est qu’une grande montre molle vous coulant de la pupille.

Certaines formes émergent de temps à autres, se frayent un chemin entre le gris et les pages jaunies qui ont autrefois appartenues à un grand fumeur, clope sur clope 24/7. Des couleurs floues, puis des jupes, des souliers et leurs claquements, leurs couinements réglés au quart de tour. Le sourire vous prend parce que votre journée est terminée, cirée à force de jouer du clavier et de l’écran. Une bonne journée suivie d’une bonne fatigue, lumineuse et caressante.

Des mollets, des pâlots, des noirs, des bleutés en bas de nylon. Des souliers à talons hauts suivis de quelques Nova Club et River Land. Des Hush Puppies et des godasses. Un bonhomme soulève sa serviette par-dessus vos genoux et l’angoisse d’être devenu le décor vous prend.

On ne lit plus. Les wagons s’entassent dans la tranchée et on réintègre les rangs. Le service a repris sur la ligne verte.

du bonheur

Il dormait sur des pétales de lilas, près de la station Joliette. Il dormait mou, le visage paisible, la peau déjà brunie par le soleil encore jeune.

Il dormait là et je voulais l'entendre parler du bonheur.

C'est à ce moment que j'ai cessé de marcher pour mieux goûter les notes de lilas. Le soleil jeune se savait déjà mourant, se savait le regard cerné sous l'épaisse couche de maquillage.

Je voulais entendre le dormeur parler des plaisirs minuscules qui accompagnaient son corps dans le rêve. Vouloir l'entendre c'était pourtant l'extirper du sommeil - c'était le tuer un peu pour une pincée de bonheur.

Il dormait mou sur des pétales de lilas, près de la station Joliette. Couché en cuillère avec le soleil mourant, il ne s'est pas réveillé, pas en ce treize mai. Il m'aura parlé du bonheur, le coeur mâché et les bras coulés dans la chaleur du ciment - un pétale de lilas sur les paupières. Il ne restait plus qu'à marcher.

vieillir, c'est voguer sur les flots

Exclamation sublime de la voisine d'à-côté, plus âgée que jeune, alors qu'elle gravissait notre escalier pourri: « J'ai une jambe de bois! »

Long John Silver a donc terminé sa carrière dans un appartement d'Hochelaga-Maisonneuve. C'était logique, pourquoi ne pas y avoir pensé avant!

en toute quiétude

Quelques jours de cela déjà. Je faisais mon tracé utilitaire vers les tunnels de la baleine bleue. Vient le moment où je dois me risquer dans le périlleux territoire du parc Postfontaine. Des enfants criaient, riaient, se balançaient dans leurs lianes imaginaires. Il fallait sauver Christy des griffes des impitoyables Jack et John. Quelques vieux, plus loin, jouaient au croquet. Plus loin encore les planches s'excitaient contre les rampes.

Un gamin d'à peine cinq ans s'est mis à regarder le sable, à le trouver magnifique peut-être, je ne sais pas - il ne faut surtout pas que je le sache. Je ne sais même plus si j'ai déjà pris le temps de regarder le sable pour ce qu'il était, avec ses variantes de beige et de gris, un sable à peau de sucre blanc ou de cassonade. Je me souviens seulement qu'à l'âge de huit ans, je regardais les feuilles de la cime des arbres en essayant de savoir si, oui ou non, c'était normal de voir des feuilles se mélanger avec le bleu du ciel. Je me souviens avoir eu peur de devenir aveugle quand les lettres du tableau, les lettres rondes et belles que Madame Line traçait si bien à la craie, ont commencé à s'effacer. Des peurs d'enfant.

Mes yeux donnaient déjà leurs propres coups de brosse. J'aimais beaucoup les craies de couleur, parce que même quand je pleurais, elles restaient un peu là, comme des nuages. Elles tachaient le tableau d'orange, de rouge et de bleu. À la fin de la journée, Joseph Leconcierge soupirait toujours un peu, mais lavait le tableau avec un sourire en disant que demain on pourrait le tacher encore. Ça me faisait sourire aussi.

Ce jour-là, dans le parc, quelque chose m'avait pincé le coin de la joue, comme ça, tout seul. Juste sous la peau j'avais le sentiment d'être heureux. Tarzan et Jane allaient ça et là dans leur jungle imaginaire, Christy avait été sauvée par Billy tandis qu'un autre avait eu l'idée de prendre une bouchée de sable. La bave et la boue dans les yeux. Assis sur un banc de parc, on déchirait les pages d'un livre - un livre que j'aurais peut-être aimé lire. Par jeu ou par tristesse, les avions de papier échouaient, encore et encore.

« Bonjour monsieur », qu'elle m'a lancé, une fois arrivée au bas de la glissoire. C'était une fillette un peu vaporeuse au visage lumineux, tout de suite remontée dans le module de jeu pour effectuer une nouvelle descente. Je ne dérangeais pas, mais je ne faisais pas partie de leur jungle. J'ai continué sur le sentier asphalté du parc. Pas longtemps, juste assez pour sentir le besoin d'arrêter. J'ai enlevé mes lunettes. C'était une petite chose, pas bien grande, mais un petit geste que je n'avais jamais fait. J'ai voulu voir l'absence des contours, pour une fois, sans angoisser. J'ai voulu voir les bourgeons fondre dans le ciel. J'ai voulu voir, en toute quiétude, mon usure. Avec le sourire.

jeu d'ombres

En revenant des cours, parc Préfontaine, je me souviens avoir bien aimé mon ombre. L'asphalte avait une grande cicatrice au visage.

Un kid d'à peine neuf ans m'a demandé l'heure. « Doit bien être 22h30? »

Je n'ai ni montre, ni cellulaire. Je crois que j'ai peur du temps.

sur les souvenirs

Les souvenirs sont façonnés par l’oubli comme les contours du rivage par la mer.

- Marc Augé, Les Formes de l'oubli

whale

Derrière le Saint-Ciboire plus que plein aux vaguelettes houblonnées, on s'est recueilli devant un HLM de souris. Elles voulaient regagner les champs mais se sont étampées dans le pavé de Saint-Denis.

C'est Saint-Antoine qui nous a rapporté la nouvelle, une nouvelle provenant d'un bien lointain pays, plusieurs pays même, sans parler de leurs habitants, et le double de ces habitants.

Quelques gorgées de bières. Une rousse, comme Delerm les aime. Alchimiste, jamais essayé. Bonne piquette agrémentée de limette.

- Ti-Toine! Montre-moi tes souris du pays lointain, tes souris de HLM, ne criai-je pas, en ne frappant pas ma pinte sur la table de plastique cancéreux.`

Cette soirée, c'était un gros mouton. Un mouton qu'on dessinait sur de grande toile et qu'on enfilait ensuite des nos poches. Cette soirée c'était deux gros moutons, comme deux pièces de velcro sur le bord doux.

On s'est approché - je dis on parce qu'on ne sait jamais trop qui s'approche pour vrai ou qui le rêve - on s'est approché du HLM de souris. Quelques rats aussi, peut-être.

- Ti-Toine! Elles vivent tout de même bien ces souris! Le tapis usé et confortable, un verre de bière à moitié plein, du pain et du beurre à même leur toit! Ti-Toine, qu'est-ce qu'il leur manque à ces souris?

Saint-Antoine sortit une de ses toiles de sa poche. Souffla. En fit un parachute multicolore aux tétins luxuriants. Il me dit: « Où les mamelons pointent se trouvent le malheur ».

On Je Nous, s'est mis à regarder au loin, pas de souris, pas de rats, pas même de tôle, seulement un voilage de plastique et du béton. Le drame c'était cette grande baleine-île qui se voulait voyageuse mais qui se retrouvait sans chair. Le drame c'était le HLM des souris, à nos pieds, qui commençait à disparaître; ce qui disparaissait, c'était surtout les souris.

- Ti-Toine! Les souris se fantômisent! Ti-Toine! Faut faire quelque chose avant qu'on brûle nous aussi! Avant qu'on ait maux de gorge et des otites à répétition!

- Tu sais, on a bien crié, on a même déguisé la baleine-île en Superman. La baleine-île a crié trop tard. Qu'un squelette maintenant, les Volkswagen n'iront même plus chatouiller sa langue!

Saint-Ciboire, entre les conversations et les bières de jeudi soir, y avait comme un drame sec qui se profilait à l'Est.

Tout ce qu'on peut faire maintenant, c'est préparer le café pour les jours meilleurs.

rouilles

Le vent de juillet nous coule sur le visage, mêle nos cheveux le temps d’une danse lascive. L’asphalte chaud transpire des mirages – la rivière coure docilement à notre droite, une lance de soleil à la main.

Le cœur fait claquer ses pistons, le moteur ronronne gentiment au bout du pied. Chaque fissure goudronnée de la chaussée nous colle à la peau, nous brûle mais de l’intérieur.

La rivière sortira de son lit, viendra nous envelopper les mécaniques du cœur. Ça rouillera, et ce sera bien, tandis qu’un flot de couleurs filera sous notre peau.