ville, rives, fatigue, bonheur et cie.

Extraits de Chemins aux vents, de Pierre Sansot, paru chez Payot & Rivages:

«Les chemins d'une ville ne coïncident pas toujours avec les boulevards qui la découpent ostensiblement, à tel point que, parfois, si nous quittons un trottoir pour un trottoir opposé, nous changeons de rive.» (p. 128)

«J'ajouterai que le bonheur d'emprunter un chemin se perçoit de multiples façons presque opposées. Il y a ces chemins lumineux, ces corps glorieux, mais il existe aussi ces chemins qui nous blessent jusqu'à l'épuisement - et parce qu'ils nous blessent jusqu'à nous écorcher, ils entrent dans nos talons et feront partie de notre patrimoine de déambulateur.» (p. 136)

«Une ville poétique. Ce n'est pas une belle image mais une ville bien réelle, insistante au point de nous inciter à l'imaginer. Elle nous met en effervescence. Nous nous soumettons à la nécessité de travailler cette matière précieuse par notre regard, par nos pas, par des rêveries actives. Nous la recréons à travers un envol de parcours possibles, de récits conformes à ce que nous croyons être son génie. Il serait faux de concevoir une ville figée dans la pierre.» (p. 144)

Extrait de L'invention du quotidien 1. Arts de faire, par Michel de Certeau, paru chez Gallimard:

«L'île de la page est un lieu de transit où s'opère une inversion industrielle: ce qui y entre est un "reçu", ce qui en sort est un "produit". Les choses qui y entrent sont les indices d'une "passivité" du sujet par rapport à une tradition; celles qui en sortent, les marques de son pouvoir de fabriquer des objets. Aussi bien l'entreprise scripturaire transforme ou conserve au-dedans ce qu'elle reçoit de son dehors et crée a l'intérieur les instruments d'une appropriation de l'espace extérieur.» (p. 200)

blanc

Dehors c’était la tempête. Du moins, c’est ce qu’on disait à la radio, avec des voix calmes et rieuses à la fois. J’ai mis mon manteau ce jour-là, glissé l’appareil dans sa poche droite, deux foulards plutôt qu’un, les gants, la tuque. Puis les bottes, les saintes bottes. J’ai mis le pied sur le balcon enneigé – des milliers de flocons se blottissaient contre la porte d’aluminium. Verrouillé la porte.

D’ici, on ne voyait pas la prochaine rue tant elle était emmitouflée de neige et de silence. Quelques murmures de vent, jamais bien plus. Rouen m’a surpris. Une fois arrivé au bout du trottoir glacé, j’ai bifurqué à gauche. J’ai cherché la tempête, vraiment, mais je n’y ai trouvé, ce jour-là de décembre, qu’une couverture enveloppante, teignant barbes bleues et rousses en blanc, rougissant ci et là la nudité des visages.

Dans la ruelle, un homme et son chien, probablement, sans laisse ni l’un ni l’autre. Je ne savais dire s’ils allaient au nord ou vers le sud. Tout ce que je sais, c’est qu’ils marchaient dans de grands pans de nuages laissés dans le matin avec nonchalance. Un manteau de castor, contenant un homme au nez violacé, a laissé filer un « bien le bonjour! » avant de disparaître derrière – les allures d’un cocher sans calèche.

J’ai pris mon temps, cette journée-là, dans le parc, dans le métro, dans les rues et ruelles bordant l’Université. Un croissant, le chocolat chaud et son île de crème fouettée à la Deuxième Tasse. Beaucoup de temps paresseux dans la ruelle des Ruellards, mais ça, j’y reviendrai.

de froid

Journée de grand froid. Le premier vrai de l’hiver. À la radio, on disait que les musiciens – dans ce cas-ci les violonistes – trouvaient ça difficile. Pris mon café, sac-à-dos, direction métro. Le chat du 2202 s’est remis à bouder depuis quelques jours. Dans le parc, les passants avaient le bec pincé. Poussé la porte, tourbillon chaud froid qui chatouille les lobes d'oreilles à peine couverts par la tuque. Taches de calcium dans l’escalier, la coulisse quotidienne du toit fumé de la station. Me sentais chez moi. Tourniquet.

Pris place entre un sac, une sacoche, une canne et quelques manteaux porteurs de tuques. Aussi, à ma droite, un homme qui traînait une boîte métallique – les lunchs de la journée, sûrement. Emmitouflé sous plusieurs pelures d’oignons, il suait un peu déjà. Bottes de construction. Il allait trouver la journée dure. Sa main, posée sur le poteau, avait les ongles plutôt longs – en-dessous, des traces d’huile et de ciment. À l’arrêt, il a ouvert et fermé sa main à plusieurs reprises. Elles étaient gercées. Elles le sont toujours. Ce matin-là, à la radio, on a parlé des violonistes, les mains dans leurs gants et les gants dans leurs poches.

Station Berri, un sourire sur ce visage attaché à des mains gercées. Une boîte à lunch métallique, des bottes renforcées d’acier, plusieurs pelures d’oignon. Une tuque mince avec, en-dessous, un nez aux veines éclatées, ci et là. Passé les portes, il a glissé une main dans la poche de pantalon doublé, a monté l’escalier une marche après l’autre, question de retarder le froid.

le bon réseau du parc préfontaine

«Ceux qui communiquent comme ça se moquent de l'argent, de la réussite sociale, des officialités mondaines. Ils ont choisi le bon réseau, le bon braquet. Leurs bouts de carton savent vivre. À tout de suite et c'est tant mieux, sinon à demain, c'est pas grave.»

- Philippe Delerm (2008) «Le bon réseau», dans Traces, Fayard, p. 92

clôture

Dans la ruelle coincée entre St-Germain et Dézéry, quelques pas portés à mon oreille par le coussin de la première neige. On déblaie les autos, quelques tardifs posent des plastiques dans leurs fenêtres. Déjà, la noirceur était tombée – deux yeux lumineux à ma droite. Le sac trop chargé, deux mémoires à lire sous le bras. Les pieds lourds et humides.

Une petite masse sombre est disparue derrière une clôture rafistolée avec des clous et des planches qui traînaient dans une cour du coin. Des lettres tracées avec les restes d’un gallon de peinture : « Je t’aime Geneviève ». J’ai débouché sur Winnipeg et ses grands mâts penchés. Frileux ou gênés, dur à dire.

J’ai trotté jusqu’à la rue D. Jeté un coup d’œil dans la fenêtre, sa couronne et son faux sapinage. Le gros chat était là, avec son complet et son air un peu perdu. En arrivant à l’appartement, du café chaud m’attendait. Le chat est revenu, que j’ai dit, en enlevant mes bottes. On a bu notre café en paix ce soir-là.

le chat du 2202 (bis)

Avec le froid qui s’est amené, j’ai l’impression que je ne reverrai pas le chat du 2202. À l’automne déjà, il trouvait ça dur : un harnais trop petit pour son corps tout rond, la laisse en plus, il refusait de marcher sur le trottoir parce que les feuilles mouillées le dégoûtaient. Je me souviens avoir ri du chat et de son complet noir, ce jour-là, en adressant pour la première fois la parole à cette dame étrange, qui sonne parfois à la porte des voisins – y entre et parle fort avant de partir.

Le chat n’est donc plus là depuis une bonne semaine et demie, remplacé par une couronne en fausses aiguilles de sapin, et des lumières blanches scintillantes, par trop dures sur les yeux. Je sais qu’il ne reviendra pas près de la fenêtre de tout l’hiver et pourtant… chaque matin je tourne la tête, en répétant les mêmes quelques mots étouffés dans le foulard, à l’endroit de J. Toujours pas là – première absence prolongée depuis un an et demi, presque deux.