grands secrets, petites tortures


Trois garçons en pull, pas plus vieux que ça, sur les premières marches d’un escalier-tirebouchon. Ça explose : une voix de kid faisant l’ado, « faut que tu nous raconte le secret le plus intime que tu connaisses! » Une esquisse de protestation. « T’as pas le choix! Tu dois répondre, c’est la règle du jeu! Sinon, c’est la torture… y va falloir t’arracher les ongles! » L’impression de lire les péripéties politiques encrées dans les journaux du matin, dans une arrière-cour plutôt propre où traînent quelques Hot Wheels et des gants de baseball. Des guerres imaginaires qui se jouent encore à grand coup de vérité-conséquence, loin des volées de plombs, loin de la peur… Il est un âge où les secrets et la torture font encore rire.

opium et limonade


Le grand vent qui secouait les branches est venu me quêter une promenade. Une promenade dans ce cas-ci et non une marche, peut-être parce que le premier évoque mieux mes activités de petit prosateur qui se fait mener par le bout du nez, finissant sans aucun doute, lorsque la boucle des pas est bouclée, devant un verre de limonade fraîche, qu’il faudrait, bien sûr, acheter à un garçonnet qui se lance en affaires au coin d’une rue et d’un ruelle : cinquante cennes le verre – seulement si on lui promet de faire de la publicité. À bien y penser, le traditionnel « m’en vais prendre une marche » fait résonner la voix de celui qui en a marre et qui s’arrache aux crises de son logement. Je disais donc : une soirée de grand vent.

Les chats rentraient dans leurs cours, se blottissaient contre l’opium des bords de fenêtres. Au parc Lalancette, des gamins critiquaient leur famille de fous, se lançaient des injures au visage, avaient du sable plein les yeux et de la boue plein les joues – le mascara des pauvres. Deux sportifs de salon se mettaient au frisbee, près de Rouen. Sautaient comme des chiots aux pattes trop courtes pour se laisser rouler dans l’herbe encore jaune, les quatre fers en l’air et la bedaine velue – autour du nombril seulement. Au même endroit, l’an passé, on y allait d’une coupe de rouge discrète dans les estrades, on grillait une clope puis deux en jasant Tolstoï et Sábato. Il faut laisser la saison mûrir.

Au retour, après mon tournis de rues et de ruelles, s’est présentée, à ma droite, une ouverture. Rien d’extraordinaire. Qu’un petit rien au bord du chemin pour me faire lever les yeux vers le soleil couchant. Un grand rideau d’or et de vert tendre, de cordes à linge muettes et des galeries où flânait l’odeur du bon tabac. Suis retourné jusqu’à ma Darling pour retrouver les bras de mon aimée.

À mi-chemin, une fillette m’a demandé si je savais l’heure. Non, pas vraiment. Probablement sept heures et demi, pas bien plus! C’est ce que je lui ai répondu alors que je savais que l’heure ne comptait pas. J’aurais dû lui répondre qu’il était trop tôt pour rentrer, qu’elle avait encore le temps de marcher main dans la main avec ce garçon qui l'accompagnait, un peu gêné, qu’elle devrait profiter de la lumière pendant qu’elle était encore belle sur les gaines de caoutchouc des fils de l’Hydro… Elle était déjà partie avec son Roméo. Moi je souriais, simplement.

la vie est belle...


Il n’y a pas si longtemps, lors de cette même marche qui m’a ramené sur les rivages des Ruellards, je me suis pris à marcher sur la rue Ontario, à la sortie des classes. Des bêtises volaient de trottoir à trottoir, les « retourne chez toi niquer ta mère » et les « va branler ton chien » côtoyaient le pas de course des gamins et les premières amours du printemps. Un beau quartier que le mien.

Est venu pourtant le moment où mon cœur s’est serré en voyant cette bande d’ados, encerclant je ne sais qui ou quoi qui se faisait donner des coups de vieilles galoches et de Nike. Une initiation de gang de rue que je me suis dit, ou encore un règlement de compte. Peut-être un petit de maternelle de se faisait ramasser par ces grands nonchalants aux bras trop longs et à la pensée trop étroite. Même des adultes admiraient le spectacle! Sur le point de crier à l’adresse de ces grandes échalotes, un ballon de soccer a roulé dans la rue… Je me suis vu floué par mon imagination. Cette fois-ci, au moins, ça aura été rassurant.

Mais les dessous du quartier ne sont pas tous tissés de cette dentelle de l’imaginaire. Accompagné de J. à la poursuite de ce rien sympathique qui anime le type de marche que j’aime, je me suis enthousiasmé à la vue de quelques mots inscrits à la craie sur le trottoir. Ces messages permettent de tâter le pouls d’un quartier, de rire de ses travers parfois, de l’apprécier un peu plus même s’il peut paraître plus souvent qu’autrement, sale et peu accueillant pendant que le grand ménage du printemps bat son plein. Il était écrit que « La vie est belle… »

C’était tout simple et très joli. Les lettres doublées en jaune et en bleu. Quelques pas plus loin, rue Rouville, ce message d’enfant a pris la voix d’une mère outrée : « sans prostitution devant nos enfants. » Je me suis souvenu qu’Hochelaga avait ses cicatrices, et qu’elles vont et viennent sur le trottoir… entre la pluie et le soleil.

chaque fois unique la fin du monde


C’est ce qui était graffité sur l’un des murs fatigués des Ruellards. La fin du monde, quand je marche, je l’ai sous les semelles. À chaque pas, je l’écrase cette fin du monde, bien malgré moi, par ce désir de me perdre dans chaque petite chose d’un quartier familier. On me dira qu’on ne s’y perd pas, qu’il s’agit là d’un jeu pour déjouer le quotidien, la routine. Je ne sais trop. D’abord, avoir l’esprit du jeu ce n’est pas si mal, ça permet d’ailleurs de sourire plus souvent. Et le quotidien, j’ai le nez dedans. Alors peut-être que oui, il s’agit de le déjouer, de lui faire passer le ballon entre les jambes, dribbler un peu en le regardant tomber par terre, le visage barbouillé de terre. Le contempler dans sa beauté ridicule. Lui tendre la main pour ensuite le remettre sur pieds, lui ménager un espace à mes côtés, pour qu’il me raconte des histoires, me parle de ses raccommodages.

Il y a deux jours de ça, j’ai marché pour me rendre du Laboratoire à l’Appart. J., arrivée quelques minutes avant moi, m’a proposé de marcher jusqu’au centre-ville, pour qu’on puisse se mettre de nouvelles musiques dans l’oreille, de nouveaux mots sous les yeux. En tout et partout, à force de flâne et de curiosité, j’ai oublié le but de l’escapade. Tout ce dont je me souvenais, c’était que j’avais soif, et qu’on allait se payer la traite avec le premier granité au chocolat de l’année. Nous avons échoué dans un parc, rue Sanguinet, dans un repli de l’Université. Les fesses et les cuisses qui picotaient – après plus de trois heures de marche, c’est permis – nous nous demandions pourquoi tout pouvait être compliqué. Assis là, comme deux pingouins sur un banc de parc, à couver notre joie d’être là en tétant un granité, à jaser voyage et petit pois, est venue cette phrase toute simple : « On est tellement bien. » Je ne sais plus de qui de nous trois – de J., de moi ou du quotidien – était ce On. Je ne me souviens plus si la fin du monde était toujours collée à mes semelles, mais si c’était le cas, elle était belle et coulait dans l’herbe sèche, paisible.

l'art fou gère le risque


« La vérité de la vie est dans l'impulsivité de la matière. L'esprit de l'homme est malade au milieu des concepts. Ne lui demandez pas de se satisfaire, demandez-lui seulement d'être calme, de croire qu'il a bien trouvé sa place. Mais seul le Fou est bien calme. »

- Antonin Artaud, Manifeste en langage clair.

la CP, le CH


Suis sorti de l’Appart en voulant attraper le coucher soleil, au-dessus des rails de la CP, à hauteur de Rachel. La noirceur tombait déjà rapidement, préféré aller vers le Sud, vers la cour de triage.

Passé les 19h, je ne sais plus trop ce qu’on peut trier dans ce grand enclos silencieux. Peut-être quelques employés restés plus tard, pour un répit avant de retrouver leur famille, leur chien ou leurs engueulades, trient-ils – ou triturent – leurs souvenirs et leurs vieux péchés. Sait-on jamais.

Accompagné de la clôture rouillée et barbelée, j’ai humé l’air frais encore gonflé de sucre, réalisant que je n’avais jamais mis les pieds dans ce coin particulier du quartier. J’ai observé la danse de la manche à air pendant de longues minutes, me suis appuyé contre la clôture, sa peau rouge s’est défaite sous la pression de mes doigts.

Les mains dans les poches, je suis retourné vers l’Est, vers ce refuge où les livres s’amoncèlent et qui ferme le cercle de mes promenades. Les enfants, au loin, envahissaient déjà les rues, jerseys du CH sur le dos en guise d’espoir, balle de plastique orange en guise de rondelle, qu’on devait arracher à toutes les deux minutes au chien bâtard de Jimmy. Le ciel se refermait déjà derrière moi. Ne me restait qu’à passer, sans déranger la partie.

un semblant de mauvais sort

Je suis retourné dans la ruelle des Ruellards pour trouver l’endroit dévasté par le dégel. Si en décembre, durant la tempête, c’était la joie pure qui me battait dans la poitrine, j’ai dû me résigner. Les Ruellards tardent à faire leur ménage de printemps, et je me demande s’ils le feront cette année – les dernières traces du grand ménage, photos affichées sous un revêtement de plastique le long de la multitude des clôtures, semblent remonter à 2003. Là où il devait y avoir un tournesol, assurément la fierté du voisinage, on pouvait lire S.V.P. Prière de ne pas casser la fleur. Merci. Cette adresse, on la retrouve maintenant photographiée, plastifiée, cas réglé. La prière a laissé place à un semblant de mauvais sort, qui ne pouvait que sortir de la bouche d’une vilaine belle-mère de contes de fées.

Jean Narrache



Il y a de ces êtres qui s'absentent d'eux-mêmes, dans le sommeil, et deviennent de grands corps vides. Mais dès qu'ils vous regardent, c'est à votre tour de vous perdre, de vouloir échanger votre place.

Hier, il dormait paisiblement. Il ronflait un peu. A même ri. Oui, il faut parfois s'absenter de soi-même...

Sac à main


Je sais qu’elle va me manquer. Pas besoin d’y penser longtemps. Dans quelques heures, je vais laisser Montréal derrière pour retourner frayer dans ma Lièvre natale. Je sais qu’elle va me manquer, elle qui va les seins lourds et froids sous un lainage délicat, rue Davidson.

Le jean à taille haute, les bras efflanqués et le bout des doigts chatouillant le nez du dernier client – dernier de la nuit ou premier de la journée? – elle rit. Pour un rien. Lui hèle un taxi, alors qu’elle s’égare, rue Ontario, pour échouer sur les berges de Dézéry. S’assoit sur les marches rouillées qui mènent à un balcon anonyme, fouille son sac à main. « Hostie, mes cigarettes… mes cigarettes… »

Roulent sur le trottoir des tubes de rouge, des pastilles à la menthe, des coupons de caisse de la pharmacie du coin. Elle fixe le fond de son sac, le regard perdu dans les brumes du matin. Contemple tout ce qui peut lui rester de famille. Des photos saupoudrées de coke et de fard à joue.

S.V.P. Surveillez votre enfant


Cet avertissement, sur le rabat de plastique bleu, m'est apparu soudainement ridicule sous les gros nuages d'avril. Même chose pour cette clôture qui a failli céder quand je m'y suis appuyé pour cadrer.

ronrons


Il faut marcher, marcher encore dans cette ville peuplée de soi-même, écrivait Fargue à peu de mots près. Je ne sais pas si ce quartier, cette ville que je foule est peuplée de moi-même, mais je sais que j’y trouve un certain confort, quelque conversation à entretenir en battant la mesure à chaque enjambée. Je ne sais rien de l’endroit où je vais sinon que ces murs de briques, ce sol asphalté et caillouteux, ces bribes de paroles attrapées ci et là tout comme les graffitis, je les moule à ce que je crois être ma langue intérieure.

Je me dis parfois que cette ville est comme une vieille chatte de gouttière qui entre par la porte arrière quand ça lui chante. Je la laisse tourner un peu, puis je l’accueille sur mes genoux et lui gratte le derrière des oreilles. Elle se met à ronronner, elle en demande plus. Après m’avoir fiché les griffes à travers le jean, elle décampe comme une hypocrite. Peut-être que je suis de même quand je vais la retrouver, elle qui m’amadoue avec ses miaous, avec tout ce qu’elle a de cicatrices. On joue à cache-cache comme deux gamins et elle finit souvent par me révéler son deuxième nom.

Et quand elle revient, par la porte de derrière, chercher un peu de chaleur, des croquettes et des minouches, je sais que ce ne sera que pour me mettre encore une fois ses griffes dans mes cuisses. C’est encore à ce moment que j’aurai laissé filer entre mes doigts la chance de connaître son troisième nom, celui que personne ne saura jamais. Puis je me remettrai à écrire en me disant qu’encore, je me serai approché un peu plus de la réponse.

voyage


Ils étaient là, debout, comme deux solitudes parallèles. Après avoir tant ri, tant dansé, ils se tenaient maintenant là, un peu idiots, à préserver le peu de bonheur qui leur restait au creux du cœur.

Une souris d’Angleterre leur avait déjà dit que ce sont les chemins qui nous inventent, qu’il faut laisser parler les pas. Lui avait choisi son complet de lin. Elle, sa plus belle robe à pois. Puis ils sont partis, silencieux, vers les rivages incertains de L’Espérance.

sur la sieste


« La sieste est une réappropriation par soi de son propre temps, hors les contrôles horlogers. La sieste est émancipatrice. »

« C'est un moment, plus ou moins long, de mise-en-présence-avec-soi par l'absence, momentanée, d'avec le monde. Ce retrait éphémère abrite la réunion, la réunification, la reconstitution provisoire de notre personnalité éclaté, divisée, éparpillée. Cette pause, par le repos qu'elle nous assure et nous procure, contribue à la reconstitution de notre intégrité. Cette parenthèse temporaire nous permet de faire le point, comme le marin marque sa position et précise sa route, alors qu'autour de lui tous les éléments se déchaînent ou se calment. La sieste fonctionne ici comme une métaphore, elle acquiert un autre sens et ne désigne plus seulement l'acte de s'endormir ou de somnoler, au midi de la journée, mais la capacité à maîtriser son emploi du temps, à ne pas le brader en le soumettant aux temps imposés par "la" société. De plus en plus fréquemment, le citadin ne travaille pas à proximité de son logement et ne peut revenir s'y reposer à l'heure de la sieste, c'est pour cette raison que le siesteur n'est pas un actif à temps plein, mais généralement un étudiant, un travailleur indépendant (catégorie allant du commerçant à la profession libérale), un enseignant, un chercheur, un artiste ou un retraité, qui réussit tant bien que mal à contrôler ses horaires. Ce "privilège" vaut toute augmentation de salaire, tant il apporte les conditions d'un bien-être physique et psychique. »

- Thierry Paquot, L'Art de la sieste