les noms perdus de la ville


Elle traînait ses vieux jours sur les trottoirs de la rue Ontario. Elle ne mendiait pas, ne se vendait pas non plus, mais passait en regardant les gens dans les yeux, pour savoir s’il leur restait au moins quelques poussières dans le creux du cœur. Son nom, personne ne le savait. C’était Flore ou Lorraine, Anne ou Lucie… Elle portait sur ses épaules tous les noms perdus de la ville.

Hier, c’était dimanche. Elle avait nettoyé son grand trench coat décati par la pluie et le soleil, rosi ses joues avec un reste de sachet de Heinz écrasé devant chez Lafleur. Dans ses orbites bleuis par la fatigue, il ne lui restait que des yeux gris aux notes d’amandes. Hier, c’était dimanche et, par coquetterie, elle a noué ses cheveux avec quelques morceaux de papier de toilette.

Des coups de klaxons, des feux rouges et verts. Des gamins qui hurlaient à pleins poumons – pour un rien – sur la place des Royaux. Une balle de baseball perdue sur un terrain de soccer. Je l’ai perdue de vue, celle que tout le monde et personne connaît.

éclats


Le mauvais temps l’a fait dormir dans la boue et les éclats de vitre. Ses cheveux étaient en pagaille, tandis que sa peau de plastique attendait la prochaine averse. J’ai dénombré près d’une dizaine de bouteilles de Labbatt et de Bud, deux chaises brisées, des berlingots de lait et des verres de McDo mâchés par l’orage, des flyers et des cartes d’affaire moisies, des deux par quatre disposés ça et là pour renforcer la clôture de plus en plus molle, des balles de ping pong écrasées, une balle de baseball décousue, des cartes – un as de pique et un joker. Il y avait aussi, dans ce trou, un soulier d’enfant et quelques vieilles seringues. Dans ces objets il n’y avait plus que des vies concassées… en des morceaux suffisamment petits pour que je puisse les traîner dans ma poche, jusqu’au soir.

rouge


Qu’avait-elle à lire un article sur les zoos? Au coin de Parthenais et Ontario, à tourner une mèche de cheveux blonds entre le pouce et l’index de la main droite, c’était louche. Pas un geste de plus sinon cette jambe gauche qui croisait la droite pour s’en défaire la minute d’après. Que du silence malgré le trafic du retour à la maison. La revue épaisse, le papier glacé, l’air lourd et collant. Elle assise, légère sur son bloc de béton. Le terrain vague et ses tuyaux en croix. La clôture et des affiches déchiquetées. Le stationnement désert avec ses affiches Réservé en bois pressé mangé par la pluie d’hier. L’odeur de vidange d’huile du garage d’à-côté. J’étais déjà ailleurs… et elle lisait un article sur les zoos.

cheveux gris


En arpentant cette rue, ils murmuraient avec la complicité du temps qui passe. Des demi-mots, pour amitié ou plus.

cerné


Écrire des instants de bonheur. C’est peut-être ce que j’ai parié avec moi-même. Ça devient parfois un peu flou, surtout lors de ces journées où me prend une espèce de sentiment de vide. Ce n’est pas de la tristesse, ce n’est pas la fin du monde non plus, tout au plus c’est une certaine indifférence devant les choses. Il suffit, pour que ça passe, de mettre le pied dehors, élire un banc de parc pour saisir une ouverture sur la ville. Marcher et flâner, alternativement. Sansot nous le rappelle : il y a une différence dans la liberté du regard – la disponibilité – de l’un et l’autre.

Je n’ai pas grand-chose à dire de moi-même, mais un Fargue dira qu’on va toujours dans une ville peuplée de soi-même. Je me demande ce qu’il arrive quand cette ville se résume, un soir de jour ouvrable, à une poupée qui enserre un verre en carton troué du McDonald’s, en plein milieu d’un terrain vague... où bientôt on construira d’autres condominiums.