the red shoe on the rooftop


Premier déjeuner dans le nouvel appartement. Un peu désorienté, le nez bourré de l’odeur de la peinture et les mains brisées par une semaine de plâtrage, de ponçage, de coups de pinceau et de coups de marteau, je pose mon bol de Corn Flakes sur la table – que je dois mettre à niveau. J’ai le dos en cédille, les yeux pochés comme des œufs peuvent être pochés. C’est la première fois depuis deux ans que je déjeune, chez moi, accompagné de l’éclat du soleil. Sur la rue Darling, c’était toujours dans la pénombre, orientation du logement oblige.

Côté ruelle, j’entends la voix de fumeuse de Carole, dans la cour du premier, jaser avec son colley. Lassie, ce n’est pas un nom original, pour un colley… Ça gigote un peu, en-dessous, chez les Stephens. Côté rue, il est encore trop tôt pour que les gamins de la Relâche se crient des injures, faute de devoirs à faire.

Janie se pointe le bout du nez dans le cadre de porte de la salle à manger. Salut… qu’elle me dit en frottant ses yeux cachés sous ses cheveux en pagaille. Elle s’assoit et me vole un bisou, puis quelques bouchées de céréales. Après un moment à se partager la cuillère, je regarde par la fenêtre. Qu’est-ce que tu regardes comme ça? La godasse Nike rouge… Je la trouve plutôt sympathique. Ce n'est pas tout à fait la paire de souliers rubis de Dorothée, mais juste assez pour se sentir chez soi.

matin de métro, 13 janvier...


Dans un métro de matin, à l’heure de pointe, comme si les heures d’achalandage se devaient d’être perçantes. On tourne les pages des journaux avec beaucoup de douceur, presque au même rythme. Certains sont plongés dans des bouquins épais aux larges caractères, alors qu’un jeune homme sort un livret de sudokus, s’y enfonce jusqu’au prochain arrêt en mâchouillant son Papermate. Une adolescente du genre gazelle se farde les joues, une autre se dessine des sourcils – parce qu’avoir des poils au-dessus des yeux, c’est tellement pas hot, comme elle le dit si bien à son voisin qui se gratte la tête à remplir son banc de neige. Dans cette mer de monde floutée par le roulis, les prises d’air, les discussions en morceaux de puzzle, les giclées de Jay-Z, Radiohead et Lady GaGa, un jeune Haïtien encapuchonné frotte entre ses doigts une photo Polaroïd d’une femme qui pourrait être sa grand-mère – c’est alors seulement que je regarde les titres qui m’entourent. Il lève doucement la tête et dévoile ses joues humides, ses yeux rougis. Devant lui, un garçonnet étire les joues flasques de son grand-père en trompettant des babines. C’est ma station.

bonhomme sept heures des p'tits vieux


Dans mon viseur, le marchand de marchettes de la rue Malo semble à sa place. C’est un Bonhomme sept heures des temps modernes qui s’amuse à faire peur aux vieillards aux jambes affaiblies par le torrent des jours. Il circule dans son pickup, l’œil fou guettant les trottoirs à l’affût des promeneurs arthritiques qui s’amourachent trop rapidement des bancs de repos. Aujourd’hui, il est toutefois arrêté et dispose de deux camions – l’un des deux étant garé sur le bord de la rue. Il transfère le contenu de l’un à l’autre, le dos en banane et une casquette Benotto de travers sur sa grisaille. Ça fait quelques fois que je le vois traîner ici. Clic. Les roulettes de déambulateurs, tournées vers le ciel, se font bâtons de golf et périscopes.

Il prend place dans sa vieille barque à pneus et a fait démarré son moteur diesel qui résonne dans mon objectif. À peine le marchand fait-il un mètre qu’un chat se pointe tout bonnement dans la rue avec un foulard rouge noué autour du cou. Dans son rétroviseur, le recycleur jette un coup d’œil vers moi. Il éteint le moteur de son tacot, met le pied sur l’asphalte et fixe le chat droit dans les yeux. Il l’attrape sous les pattes d’en avant avec ses mains larges comme des rames puis se dirige vers la boîte remplie d’artefacts, lance un regard dans ma direction avant d’envoyer le chat rejoindre sa collection. Il reprend place dans son véhicule, redémarre, et disparaît…

cities


C’est au coin de St-Dominique que l’écoute se met en marche. Une femme, m’arrivant à hauteur d’épaule, chancelante, s’arrête. Elle pose le bout de ses mitaines de laine bleues sur le serre-tête qui couvre ses tempes, laisse rouler sa voix graissée de poutine: «On ne fait pas de chimie avec de l’alchimie. On ne ronronne pas...» André m’aura fait remarquer, via courriel, qu’on peut toutefois marcher avec une marchette… Il y a de ces associations si merveilleuses, quoique tristes il faut le souligner, qui me font revenir sur mes pas, tendre l’oreille pour finalement réaliser que c’est vraiment malpoli d’agir de la sorte. Plus loin, dans la vitrine du Superock Tattoo and Piercing, une fille – cheveux couleurs de Fruit Loops, assise sur les fameuses chaises de dentistes – se fait tatouer le crâne des Misfits sur la poitrine. À l’entrée, le haut-parleur grésillant pousse la voix de Bonifassi – In a city called Heaven, I decide to make it mine... – avant d’enchaîner sur une reprise de Room 429 par SYL.

Devant le Café République, un grand-père et son petit-fils marchent main dans la main, tenant chacun un paquet cadeau dans leur main libre. Au coin de St-Urbain, un type avec un paletot CK écrase un mégot sur le ciment, demande à son interlocuteur, à l’autre bout du cellulaire, si Geneviève sera au souper de demain soir. Il raccroche en soupirant, allume une autre cigarette. Côtoyé par le ronron des moteurs et les éclaboussures de slush, je gagne l’autre rive et tombe sur Édith, grossie par son manteau de fourrure. Elle aussi joue du bâton à boucane devant la Place des Arts, laisse échapper quelques notes d’entre ses lèvres trop rouges, fait des clins d’œil aux passants, rit de bon cœur sous cette folie qu’elle seule connaît. Un Minuit chrétiens joué à l’harmonica, de l’autre côté de la rue, se fraye un chemin entre les coups de klaxons, la rumeur de la foule, les crissements de la neige sous les bottes.

Sous l’assaut des ondes sonores, le trottoir se plisse et finit par se fendre. Il se fond avec les angles aigus des bruits, le grain particulier des voix, la rondeur des musiques. J’ai échoué sur la Place des Festivals, au milieu du champ de pixels, en me disant que la ville se donnait parfois les airs d’un poste de radio. À chaque trottoir sa fréquence, donnant au passant ce surplus de présence à soi-même dont parle Sansot dans ses Gens de peu.